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journal du passager j.-r. kazallon.

que nous ne parlions plus, car le moindre mot, un regard, un geste peuvent suffire à provoquer des rages qu’il serait impossible de contenir. Je ne comprends pas comment nous ne sommes pas fous déjà !

Le 12 janvier, nous n’avons reçu aucune ration d’eau, la dernière goutte ayant été épuisée la veille. Il n’y a pas un nuage au ciel qui puisse donner un peu de pluie, et un thermomètre marquerait cent quatre degrés[1] à l’ombre, — s’il y avait de l’ombre sur ce radeau.

Le 13, même situation. L’eau de mer commence à me ronger les pieds jusqu’au vif, mais j’y prends à peine garde. Quant à l’état de ceux qui étaient affligés de ce mal, il n’a pas empiré.

Ah ! cette eau qui nous entoure, quand je songe que en l’évaporant ou en la solidifiant, nous la rendrions potable ! Réduite en vapeur ou en glace, elle ne contiendrait plus une molécule de sel, et on pourrait la boire ! Mais les appareils manquent, et nous ne pouvons les fabriquer.

Aujourd’hui, au risque d’être dévorés par les requins, le bosseman et deux matelots se sont baignés. Ce bain leur procure quelque soulagement et les rafraîchit dans une certaine mesure. Trois de nos compagnons et moi, — qui savons à peine nager, — nous nous sommes affalés au bout d’une corde, et nous sommes restés près d’une demi-heure dans la mer. Pendant ce temps, Robert Kurtis surveillait les flots. Fort heureusement, aucun requin ne s’est approché. Malgré nos instances et en dépit de ses souffrances, miss Herbey n’a pas voulu suivre notre exemple.

Le 14, vers onze heures du matin, le capitaine s’approche de moi et me dit bas à l’oreille :

« Ne faites pas un mouvement qui vous trahisse, monsieur Kazallon. Je puis me tromper, et je ne veux pas causer à nos compagnons une désillusion nouvelle. »

Je regarde Robert Kurtis.

« Cette fois, me dit-il, je viens réellement d’apercevoir un navire ! »

Le capitaine a bien fait de me prévenir, car je n’aurais pas été maître de mon premier mouvement.

« Regardez, ajouta-t-il. Tenez, par bâbord derrière ! »

Je me relève, affectant une indifférence qui est loin de moi, et je parcours l’arc de l’horizon indiqué par Robert Kurtis.

Mes yeux ne sont pas les yeux d’un marin, mais, dans une silhouette à peine distincte, je reconnais un bâtiment sous voile.


  1. Il s’agit du thermomètre Fahrenheit, dont 104 degrés valent 40 degrés centigrades.