tenu attaché à l’avant depuis la scène de la révolte, est dans un état déplorable. Sur notre demande, ses liens lui sont ôtés. Sandon et Burke ont été aussi rongés par le mordant de ces eaux salines, et nous autres, nous n’avons été préservés jusqu’ici que parce que l’arrière du radeau est moins battu par les lames.
Aujourd’hui, le bosseman, en proie à une fureur famélique, s’est jeté sur des chiffons de voiles, sur des bouts de bois. J’entends encore ses dents qui s’incrustent dans ces substances. Le malheureux, poussé par l’horrible faim, cherche à remplir son estomac pour en distendre la muqueuse. Enfin, à force de chercher, il trouve sur l’un des mâts qui supportent la plate-forme une garniture de cuir. Ce cuir, c’est une matière animale, qu’il arrache, qu’il dévore avec une inexprimable avidité, et il semble que l’absorption de cette matière lui procure quelque soulagement. Tous de l’imiter aussitôt. Un chapeau de cuir bouilli, la visière des casquettes, tout ce qui est substance animale est rongé. C’est un instinct bestial qui nous entraîne et que nul ne peut réprimer. Il semble, en cet instant, que nous n’avons plus rien d’humain. Jamais je n’oublierai cette scène !
Si la faim n’a pas été satisfaite, ses tiraillements, du moins, ont été un instant calmés. Mais quelques-uns de nous n’ont pu supporter cette nourriture révoltante, et ils ont été pris de nausées.
Que l’on me pardonne ces détails ! Je ne dois rien cacher de ce que les naufragés du Chancellor ont souffert ! On saura, par ce récit, tout ce que des êtres humains peuvent supporter de misères morales et physiques ! Que ce soit l’enseignement de ce journal ! Je dirai tout, et, malheureusement, je pressens que nous n’avons pas encore atteint le maximum de nos épreuves !
Une remarque que j’ai faite pendant cette scène confirme mes soupçons au sujet du maître d’hôtel. Hobbart, tout en continuant ses gémissements, en les exagérant même, n’y a point pris part. À l’entendre, il meurt d’inanition, et à le voir, cependant, on le dirait exempt des tortures communes. Cet hypocrite a-t-il donc une réserve secrète à laquelle il puise encore ? Je l’ai déjà surveillé, mais je n’ai rien découvert.
La chaleur est toujours forte et même insoutenable, lorsque la brise ne la tempère pas. La ration d’eau est certainement insuffisante, mais la faim tue en nous la soif. Et quand je me dis que le manque d’eau nous ferait plus souffrir encore que le manque de nourriture, je ne puis le croire ou, du moins, l’imaginer en ce moment. Cependant, cette observation a souvent été faite. Dieu veuille ne pas nous réduire à cette nouvelle extrémité !