s’il voulait dissimuler ses pensées, et dont toute la personne respire la fausseté. C’est un hypocrite, j’en jurerais. Et en effet, si j’ai dit que les privations semblent avoir moins prise sur lui, ce n’est pas qu’il ne se plaigne. Au contraire, il gémit sans cesse, mais je ne sais pourquoi ses gémissements me paraissent affectés. Nous verrons bien. Je surveillerai cet homme, car j’ai sur lui des soupçons qu’il est bon d’éclaircir.
Aujourd’hui, 6 janvier, M. Letourneur me prend à part, et, m’emmenant à l’arrière du radeau, il manifeste l’intention de me faire une « communication secrète ». Il désire n’être ni vu ni entendu.
Je me rends à l’angle de bâbord, et, comme le soir commence à se faire, personne ne peut nous voir.
« Monsieur, me dit à voix basse M. Letourneur, André est bien faible ! Mon fils meurt de faim ! Monsieur, je ne puis voir cela plus longtemps ! Non, je ne puis voir cela ! »
M. Letourneur me parle d’un ton où je sens de la colère contenue, et son accent a quelque chose de sauvage. Ah ! je comprends tout ce que ce père doit souffrir !
« Monsieur, dis-je en lui prenant la main, ne désespérons pas. Quelque navire…
— Monsieur, reprend le père en m’interrompant, je ne viens pas vous demander des consolations banales. Il ne passera pas de navire, vous le savez bien. Non. Il s’agit d’autre chose. — Depuis combien de temps mon fils, vous-même et les autres, n’avez-vous mangé ? »
À cette question qui m’étonne, je réponds :
« C’est le 2 janvier que le biscuit a manqué. Nous sommes au 6 janvier. Voilà donc quatre jours que…
— Que vous n’avez mangé ! répond M. Letourneur. — Eh bien, moi, il y en a huit !
— Huit jours !
— Oui ! j’ai économisé pour mon fils ! »
À ces paroles, des pleurs s’échappent de mes yeux. Je saisis les mains de M. Letourneur… Je puis à peine parler. Je le regarde !… Huit jours !
« Monsieur ! lui dis-je enfin, que voulez-vous de moi ?
— Chut ! Pas si haut ! Que personne ne nous entende !
— Mais parlez !…
— Je veux…, dit-il en baissant la voix…, je désire que vous offriez à André…
— Mais, vous-même, ne pouvez-vous… ?