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journal du passager j.-r. kazallon.

chocs, flottent misérablement, mais pas une plainte ne s’échappe de sa bouche, et elle ne se laissera pas abattre.

« Monsieur Kazallon, me demande-t-elle, nous sommes destinés à mourir de faim ?

— Oui, miss Herbey, ai-je répondu presque durement.

— Combien de temps peut-on vivre sans manger ?

— Plus longtemps qu’on ne le croit ! Peut-être de longs, d’interminables jours !

— Les personnes fortement constituées souffrent davantage, n’est-ce pas ? dit-elle encore.

— Oui, mais elles meurent plus vite. C’est une compensation ! »

Comment ai-je pu répondre ainsi à cette jeune fille ? Quoi ! je n’ai pas trouvé un mot d’espoir à lui donner ! Je lui ai jeté la vérité brutale à la face ! Est-ce que tout sentiment d’humanité s’éteint en moi ? André Letourneur et son père, qui m’entendent, me regardent à plusieurs reprises avec leurs grands yeux clairs que la faim dilate. Ils se demandent si c’est bien moi qui parle ainsi.

Quelques instants après, quand nous sommes seuls, miss Herbey me dit à voix basse :

« Monsieur Kazallon, voudrez-vous me rendre un service ?

— Oui, miss, ai-je répondu avec émotion, cette fois, et prêt à tout faire pour cette jeune fille.

— Si je meurs avant vous, reprend miss Herbey, — et cela peut arriver, quoi que je sois plus faible, — promettez-moi de jeter mon corps à la mer.

— Miss Herbey, j’ai eu tort…

— Non, non, ajoute-t-elle en souriant à demi, vous avez eu raison de me parler ainsi, mais promettez-moi de faire ce que je vous demande. C’est une faiblesse. Je ne crains rien vivante… mais morte… Promettez-moi de me jeter à la mer. »

J’ai promis, Miss Herbey me tend la main, et je sens ses doigts amaigris presser faiblement les miens.

Une nuit s’est encore passée. Par instants, mes souffrances sont tellement atroces que des cris m’échappent ; puis, elles se calment, et je reste plongé dans une sorte de stupeur. Quand je reviens à moi, je m’étonne de retrouver mes compagnons encore vivants.

Celui de nous qui paraît supporter le mieux ces privations, c’est le maître d’hôtel Hobbart, dont il a été peu question jusqu’ici. C’est un petit homme, de physionomie ambiguë, au regard caressant, souriant souvent d’un sourire « qui ne meut que ses lèvres », les yeux habituellement fermés à demi, comme