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journal du passager j.-r. kazallon.

au clou des lignes. Miss Herbey lui donne un morceau du châle rouge qui l’enveloppe. Peut-être ce chiffon, brillant sous les eaux, attirera-t-il quelque poisson vorace ?

Ce nouvel essai est fait dans la journée de 30. Pendant plusieurs heures, les lignes sont envoyées par le fond, mais, quand on les retire, le chiffon rouge est toujours intact.

Le bosseman est absolument découragé. Encore une ressource qui manque. Que ne donnerait-on pas pour prendre ce premier poisson qui permettrait peut-être d’en pêcher d’autres !

« Il y aurait bien encore un moyen d’amorcer nos lignes, me dit le bosseman à voix basse.

— Lequel ? demandai-je.

— Vous le saurez plus tard ! » répond le bosseman, en me regardant d’un air singulier.

Que signifient ces paroles de la part d’un homme qui m’a toujours paru très-réservé ? J’y ai songé pendant toute la nuit.

xxxviii

Du 1er  au 5 janvier. — Voilà plus de trois mois que nous avons quitté Charleston sur le Chancellor, et voici vingt jours que nous sommes emportés sur ce radeau, à la merci des vents et des courants ! Avons-nous gagné dans l’ouest, vers la côte américaine, ou bien la tempête nous a-t-elle rejetés au large de toute terre ? il n’est même plus possible de le constater. Pendant le dernier ouragan qui nous a été si funeste, les instruments du capitaine ont été brisés, malgré toutes les précautions prises. Robert Kurtis n’a plus ni compas pour relever la direction suivie, ni sextant pour prendre hauteur. Sommes-nous à proximité ou à plusieurs centaines de milles d’une côte ? On ne peut le savoir, mais il est bien à craindre que, toutes les circonstances ayant été contre nous, nous n’en soyons fort éloignés.

Il y a dans cette ignorance absolue de la situation quelque chose de désespérant, sans doute ; mais comme l’espoir n’abandonne jamais le cœur de l’homme, nous nous prenons souvent à croire, contre toute raison, que la côte est proche. Aussi, chacun observe-t-il l’horizon et cherche-t-il à relever sur cette