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le chancellor.

peut compter qu’il a longtemps à vivre ! Qui sait si, avant huit jours, tous ceux que le radeau porte… ?

— Avant huit jours ! » murmure le lieutenant, dont le regard ardent se fixe sur moi.

Puis, il tourne la tête et paraît s’assoupir.

Le 24, le 25, le 26 décembre, aucun changement ne s’est produit dans notre situation. Si improbable que cela paraisse, nous nous habituons à ne pas mourir de faim. Les récits de naufrages ont souvent constaté des faits qui concordent avec ceux que j’observe ici. En les lisant, je les trouvais exagérés. Il n’en était rien, et je vois bien que le défaut de nourriture peut être supporté plus longtemps que je ne le pensais. D’ailleurs, à notre demi-livre de biscuit, le capitaine a cru devoir joindre quelques gouttes de brandevin, et ce régime soutient nos forces plus qu’on ne pourrait l’imaginer. Si nous étions pour deux mois, pour un mois, assurés d’une ration pareille ! Mais la réserve s’épuise, et chacun peut déjà prévoir le moment où cette maigre alimentation fera complètement défaut.

Il faut donc, a tout prix, demander à la mer un supplément de nourriture, — ce qui maintenant est bien difficile. Cependant, le bosseman et le charpentier fabriquent de nouvelles lignes avec du filin détordu, et ils les arment de clous arrachés aux planches de la plate-forme.

Quand ces engins sont terminés, le bosseman paraît assez satisfait de son ouvrage.

« Ce ne sont pas de fameux hameçons, ces clous, me dit-il, mais enfin ils crocheraient un poisson tout aussi bien qu’un autre, si l’amorce n’y manquait pas ! Or, nous n’avons que du biscuit, et cela ne peut tenir. Le premier poisson pris, je ne serais pas gêné d’amorcer avec sa chair vive. Donc, là est la difficulté : prendre le premier poisson ! »

Le bosseman a raison, et il est probable que la pêche sera infructueuse. Enfin, il tente l’aventure, les lignes sont mises à la traîne, mais, comme on pouvait le prévoir, aucun poisson ne « mord ». Il est évident, du reste, que ces mers sont peu poissonneuses.

Pendant les journées du 28 et du 29, nos tentatives ont vainement continué. Les morceaux de biscuit avec lesquels les lignes sont amorcées se dissolvent dans l’eau, il faut y renoncer. D’ailleurs, c’est dépenser inutilement cette substance, qui forme notre unique nourriture, et nous en sommes déjà à compter les miettes.

Le bosseman, à bout de ressources, imagine alors de crocher un bout d’étoffe