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journal du passager j.-r. kazallon.

Avec le ciel pur est revenue cette chaleur tropicale, dont nous avons tant souffert les jours précédents. Aujourd’hui, elle est heureusement tempérée par la brise. La tente ayant été rétablie à l’arrière du radeau, nous y cherchons un abri tour à tour.

Cependant, l’insuffisance de l’alimentation commence à se faire plus sérieusement sentir. On souffre de la faim, visiblement. Les joues sont creuses, les figures amincies. Chez la plupart de nous, le système nerveux central est directement attaqué, et la constriction de l’estomac produit une sensation douloureuse. Si pour tromper cette faim, si pour l’endormir, nous avions quelque narcotique, opium ou tabac, peut-être serait-elle plus tolérable ! Non ! tout nous manque !

Un seul de nous échappe à cet impérieux besoin. C’est le lieutenant Walter, en proie à une fièvre intense, et que sa fièvre « nourrit » ; mais une soif ardente le torture. Miss Herbey, tout en conservant pour le malade une partie de sa ration, a obtenu du capitaine un supplément d’eau ; de quart d’heure en quart d’heure, elle imbibe les lèvres du lieutenant. Walter peut à peine prononcer une parole, et du regard il remercie la charitable jeune fille. Pauvre garçon ! il est condamné, et les soins les plus persévérants ne le sauveront pas. Lui, du moins, n’aura plus longtemps à souffrir !

Du reste, il semble aujourd’hui avoir conscience de son état, car il m’appelle d’un signe. Je vais m’asseoir près de lui. Il rassemble alors toutes ses forces, et, à mots entrecoupés, il me dit :

« Monsieur Kazallon, en ai-je pour longtemps ? »

Si peu que j’hésite à répondre, Walter le remarque.

« La vérité ! reprend-il, la vérité tout entière !

— Je ne suis pas médecin, et je ne saurais…

— N’importe ! Répondez-moi, je vous en prie !.. »

Je regarde longuement le malade, puis, je pose mon oreille contre sa poitrine. Depuis quelques jours, la phthisie a évidemment fait en lui des progrès effrayants. Il est bien certain que l’un de ses poumons ne fonctionne plus, et que l’autre peut à peine suffire aux besoins de la respiration. Walter est en proie à une fièvre qui doit être le signe d’une fin prochaine dans les affections tuberculeuses.

Que puis-je répondre à la question du lieutenant ?

Son regard est si interrogateur que je ne sais que faire, et je cherche quelque réponse évasive !

« Mon ami, lui dis-je, aucun de nous, dans la situation où nous sommes, ne