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le chancellor.

xxiv

— 21 décembre. — Cet incident n’a encore eu aucune conséquence, — aujourd’hui, du moins.

Pendant quelques heures, des spares se montrent de nouveau le long du radeau, et on en peut prendre encore un très-grand nombre. On les empile dans une barrique vide, et ce surcroît de provision nous fait espérer que, du moins, la faim ne nous éprouvera pas.

Le soir est venu, sans apporter sa fraîcheur accoutumée. Ordinairement les nuits sont fraîches sous les tropiques, mais celle-ci menace d’être étouffante. Des masses de vapeur roulent pesamment au-dessus des flots. La lune sera nouvelle à une heure trente minutes du matin. Aussi, l’obscurité est-elle profonde, jusqu’au moment où des éclairs de chaleur, d’une éblouissante intensité, viennent illuminer l’horizon. Ce sont de longues et larges décharges électriques, sans forme déterminée, qui embrasent un vaste espace. Mais, de tonnerre, il n’en est pas question, et on peut même dire que le calme de l’atmosphère est effrayant, tant il est absolu.

Pendant deux heures, cherchant dans l’air quelque bouffée moins ardente, miss Herbey, André Letourneur et moi, nous contemplons ces préliminaires de l’orage qui sont comme un coup d’essai de la nature, et nous oublions la situation présente pour admirer ce sublime spectacle d’un combat de nuages électriques. On dirait des forts crénelés dont la crête se couronne de feux. L’âme des plus farouches est sensible à ces grandes scènes, et je vois les matelots regarder attentivement cette incessante déflagration des nues. Sans doute, ils observent d’un œil inquiet ces « épars », ainsi nommés vulgairement, parce qu’ils ne se fixent sur aucun point de l’espace, annonçant une prochaine lutte des éléments. En effet, que deviendrait le radeau au milieu des fureurs du ciel et de la mer ?

Jusqu’à minuit, nous restons assis à l’arrière. Ces effluences lumineuses, dont la nuit double la blancheur, répandent sur nous une teinte livide, semblable à cette couleur spectrale que prennent les objets, quand on les éclaire à la flamme de l’alcool imprégné de sel.

« Avez-vous peur de l’orage, miss Herbey ? demande André Letourneur à la jeune fille.