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vont être ultérieurement relatés. Je ne lui demande pas de croire au surnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y croyait sans réserve. À la défiance qu’inspirait le château des Carpathes, alors qu’il passait pour être désert, allait désormais se joindre l’épouvante, puisqu’il semblait habité, et par quels êtres, grand Dieu !

Il y avait à Werst un lieu de réunion, fréquenté des buveurs, et même affectionné de ceux qui, sans boire, aiment à causer de leurs affaires, après journée faite, — ces derniers en nombre restreint, cela va de soi. Ce local, ouvert à tous, c’était la principale, ou pour mieux dire, l’unique auberge du village.

Quel était le propriétaire de cette auberge ? Un juif du nom de Jonas, brave homme âgé d’une soixantaine d’années, de physionomie engageante, mais bien sémite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa lèvre allongée, ses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obséquieux et obligeant, il prêtait volontiers de petites sommes à l’un ou à l’autre, sans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier pour les intérêts, quoiqu’il entendît être payé aux dates acceptées par l’emprunteur. Plaise au ciel que les juifs établis dans le pays transylvain soient toujours aussi accommodants que l’aubergiste de Werst.

Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires par le culte, ses confrères par la profession — car ils sont tous cabaretiers, vendant boissons et articles d’épicerie — pratiquent le métier de prêteur avec une âpreté inquiétante pour l’avenir du paysan roumain. On verra le sol passer peu à peu de la race indigène à la race étrangère. Faute d’être remboursés de leurs avances, les juifs deviendront propriétaires des belles cultures hypothéquées à leur profit, et si la Terre promise n’est plus en Judée, peut-être figurera-t-elle un jour sur les cartes de la géographie transylvaine.

L’auberge du Roi Mathias — elle se nommait ainsi, — occupait un des angles de la terrasse que traverse la grande rue de Werst,