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rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de Télek, sinon tandis que la Stilla serait en scène, du moins lorsque le rideau baisserait sur le cinquième acte de l’opéra.

Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore, Orfanik s’y trouvait près de lui.

La Stilla parut, plus émue qu’elle ne l’avait jamais été. Elle se remit pourtant, elle s’abandonna à son inspiration, elle chanta, avec quelle perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s’exprimer. L’enthousiasme indescriptible qu’elle excita parmi les spectateurs s’éleva jusqu’au délire.

Pendant la représentation, le jeune comte s’était tenu au fond de la coulisse, impatient, énervé, fiévreux, à ne pouvoir se modérer, maudissant la longueur des scènes, s’irritant des retards que provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah ! qu’il lui tardait d’arracher à ce théâtre celle qui allait devenir comtesse de Télek, et de l’emmener loin, bien loin, si loin, qu’elle ne serait plus qu’à lui, à lui seul !

Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l’héroïne d’Orlando. Jamais l’admirable musique d’Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la Stilla ne l’interpréta avec des accents plus passionnés. Toute son âme semblait se distiller à travers ses lèvres… Et, cependant, on eût dit que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui ne devait plus se faire entendre !

En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s’abaissa. Une tête étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la coulisse, Franz l’aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas encore arrivé.

La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette enlevante strette du chant final… Elle venait de redire cette phrase d’un sentiment sublime :

Innamorata, mio cuore tremante,
Voglio morire…