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de visiter la ville. Si sa situation la rend des plus pittoresques, elle ne possède pas, à vrai dire, un seul monument qui mérite d’attirer les touristes. D’ailleurs, M. Jaeger la connaissait, et s’il ne voyageait plus pour le compte de la maison de Pest, il paraît qu’il y avait à faire. Ilia Krusch et lui ne se reverraient qu’à l’heure du souper qui ne précédait que de très peu l’heure du coucher. Ilia Krusch aurait donc tout le temps de s’abandonner à l’enthousiaste accueil qui l’attendait. Et sur les douze mille habitants que comptait alors la ville, la moitié tout au moins voudrait lui rendre hommage.

En effet, l’empressement croissait. Ils étaient déjà plusieurs centaines de Passaviens. Il n’en manquait pas un de ceux qui appartenaient à la Ligne Danubienne, heureux de pouvoir acclamer le lauréat du concours qui allait détenir le record des pêcheurs à la ligne.

Aussi, tout d’abord, ne savait-il auquel entendre. Les uns voulaient l’entraîner au palais municipal, puis lui offrir le vin d’honneur et si le brave homme devait boire, ne fût-ce qu’une goutte de chacun de ceux qui figurent à la carte des hôtels, on l’eût ramené dans un état de complète ébriété. Un voyageur n’a-t-il pas relevé cent quatre-vingts crus différents « depuis l’Affenthaler badois à quarante-huit kreutzers la bouteille jusqu’au Schloss-Johannisberg à neuf florins » ? Or, cent quatre-vingts gouttes, il n’en aurait pas fallu davantage à Ilia Krusch pour lui enlever l’usage de sa raison et de ses jambes !

Il en était d’autres, parmi ces fanatiques, qui s’obstinaient à l’entraîner au château d’Oberhaus, vaniteusement campé sur sa colline, au pied de laquelle, à cent vingt mètres au-dessous, viennent se confondre les eaux des trois grandes artères.

D’autres auraient voulu le promener — l’exhiber serait un mot plus juste — à travers les trois faubourgs de la cité avec accompagnements de clairons et de tambours.

D’autres enfin ne consentiraient pas à le laisser quitter Passau, sans avoir visité la vallée de l’Inn, merveilleuse en cette contrée bavaroise qui en compte de si belles !

En vérité, Ilia Krusch, sa vente terminée, n’aurait plus que le désir d’échapper à ce débordement d’enthousiasme, et il maudissait l’indiscret, quel qu’il fût, dont l’indiscrétion l’avait exposé à cette manifestation populaire. Et toute une journée à passer dans ces conditions, lui si réfractaire à tout le bruit dont le monde entoure les triomphateurs ! Assurément, s’il n’avait été convenu de remettre le départ au lendemain, s’il n’eût été dans l’obligation d’attendre le retour de son compagnon, il aurait largué son amarre, il l’aurait coupée au besoin, et la barge, lancée dans le courant, il se fût promptement dérobé.

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