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La godille seule lui servait à rectifier sa marche, à la maintenir dans le sens du courant, à éviter les bateaux qui remontaient ou descendaient de conserve.

Qu’eût-il fait de cette pêche qu’il ne pouvait consommer à lui seul, si les consommateurs ne se fussent hâtés de venir à lui ? Et c’est bien ce qui se produisit, lorsque la barge fut amarrée à un arbre. Il y avait là une cinquantaine de braves habitants du duché de Bade qui l’appelaient, qui l’entouraient, qui lui rendaient les honneurs dus au lauréat de la Ligne Danubienne.

« Eh ! par ici, Krusch !

— Un verre de bonne bière, Krusch !

— Nous vous achetons votre poisson, Krusch !

— Vingt kreutzers, celui-ci, Krusch.

— Un florin, celui-là, Krusch ! »

Et il ne savait à qui entendre, et sa pêche avait vite fait de lui rapporter quelques belles pièces sonnantes. Avec la prime qu’il avait touchée au concours, cela finirait par constituer une belle somme, si l’enthousiasme qui débutait aux sources du grand fleuve se continuait jusqu’à son embouchure !

Et pourquoi eût-il pris fin ? Pourquoi cesserait-on de se disputer les poissons d’Ilia Krusch ? N’était-ce pas un honneur de posséder quelque belle pièce sortie de ses mains, et qui, après avoir été naturalisée, mériterait de figurer en bonne place dans quelque musée ichtyologique ?… Il n’avait même pas la peine d’aller débiter sa marchandise dans les maisons riveraines… Les amateurs la lui achetaient sur place. En vérité, c’était une idée géniale qu’il avait eue, ce digne et honnête Krusch, de viser au championnat des pêcheurs du Danube !

Assurément, les invitations ne lui manquèrent pas d’aller souper chez quelque famille hospitalière. On eût été heureux de l’avoir à table. Mais il ne paraissait vouloir quitter son embarcation que le moins possible. S’il ne refusait pas un bon verre de vin, de bière ou de liqueur dans les cabarets de la rive, du moins le faisait-il avec discrétion, étant d’une sobriété qui contrastait tant soit peu avec les appétits naturels de ses confrères de la Ligne Danubienne. Et puis, on le répète, ce modeste ne recherchait point les honneurs !

À huit heures et demie, Ilia Krusch était couché sous le tôt. À neuf heures, il dormait d’un sommeil qui ne prit fin qu’aux premières lueurs du jour.

Ces heures du matin sont, on le sait, fructueuses pour la pêche, lorsque le temps est propice, même avec une pluie douce, chaude et intermit-

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