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— Je le sais, monsieur Jaeger, mais ce que je sais aussi, c’est que ce n’est pas là une lourde charge…

— Assurément, et où voulez-vous en venir ?…

— À ceci, c’est que je ne comprends pas comment dans ces conditions, ce chaland a un tirant d’eau aussi fort…”

M. Jaeger regarda son compagnon sans répondre, et celui-ci ajouta :

« Lorsque j’ai demandé au patron de combien calait le chaland, il m’a répondu : de six à sept pieds… Eh bien, voilà ce qui me paraît inexplicable…

— Inexplicable, en effet.

— Il serait chargé de pierres, de gueuses de minerai qu’il ne tirerait pas davantage…

— Après tout, que vous importe, monsieur Krusch, répondit M. Jaeger, après un instant de réflexion. Que veut-on de vous ? que vous conduisiez ce chaland à destination… Eh bien, conduisez-le, et une fois au but, touchez le prix de votre pilotage.

— Cela jamais ! monsieur Jaeger, s’écria Ilia Krusch. Ce que je fais, je le fais malgré moi ! Une fois arrivé, je finirai bien par savoir qui il est ce patron… et je le poursuivrai… et je me ferai rendre justice !

— Comme il vous plaira, monsieur Krusch ! »

Et, assurément, il le ferait comme il le disait ! On a beau avoir du sang de pêcheur à la ligne dans les veines, un homme digne de ce nom n’accepte pas d’être traité comme il venait de l’être !

Il y eut aussi une autre observation que crut devoir faire Ilia Krusch : ce fut à propos du marché passé entre M. Jaeger et lui.

« Vous le voyez, dit-il, je ne puis pêcher comme je le faisais depuis notre départ… Donc plus de vente de poisson, et plus de bénéfice. Or, dans ces conditions, vos cinq cents florins sont fort aventurés, je ne les garderai point, et je vous les rendrai quand ce maudit voyage aura pris fin…

— Décidément, monsieur Krusch, répondit M. Jaeger en souriant, vous êtes bien le plus honnête homme du monde !… Mais ne vous inquiétez pas, et qui sait si tout cela ne finira pas mieux que vous ne le supposez ! »

Et M. Jaeger serra la main de M. Krusch avec cordialité dont celui-ci se sentit particulièrement ému.

À noter aussi que depuis son enlèvement, Ilia Krusch n’eut jamais l’occasion d’entrer en communication avec qui que ce soit. Les navires sur le bas du cours, voiliers ou dampfschiffs, étaient rares. D’ailleurs, le patron intervenait pour s’écarter de leur route, et ils ne se croisaient qu’à bonne distance — ce qui les empêchait de « se raisonner », comme on dit en argot maritime.

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