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Ainsi s’écoulèrent les journées du 12, du 13, du 14, du 15, et aucun changement n’était survenu dans la situation. Le pilote malgré lui, debout à la barre, dirigeait le chaland, en homme qui connaissait parfaitement son métier. Il était évident que le patron, en l’enlevant dans les circonstances rapportées, savait à qui il avait affaire. Depuis bien des semaines déjà, ses hommes avaient remarqué cette barge qui descendait de conserve avec le chaland. Et comme la plupart des bateliers, ils savaient que c’était Ilia Krusch, dont la célébrité n’était pas pour eux un secret. En même temps que l’identité et l’innocence du fameux lauréat étaient établies au procès de Pest, on apprenait qu’il avait exercé la profession de pilote du Danube. C’est ce qui explique comment, dans l’embarras où il se trouvait après la perte du sien, le patron n’avait pas hésité, même par la violence, de s’assurer la personne d’Ilia Krusch.

Quant à ses procédés, libre de les apprécier comme ils le méritaient, et celui qui dispose malgré lui de la liberté de son semblable, ne saurait être excusable, en aucun cas. Et, au fait, le patron de ce chaland semblait bien être de ces gens qui ne cherchent jamais d’excuses à leur façon d’agir.

Il convient de dire ici que, sans s’en être ouvert à son compagnon, M. Jaeger éprouvait certains soupçons sur ce bateau. Au courant de la grosse affaire de la contrebande — et, en Autriche, en Hongrie, dans les provinces turques, qui n’en avait entendu parler ? — cette conviction s’était ancrée dans son esprit, c’est que ce chaland faisait la contrebande. Que Latzko fût à son bord, — et peut-être (était-ce) cet homme qui s’y était embarqué quelques jours avant —, cela ne lui paraissait pas impossible… Oui ! ce Latzko que la Commission internationale faisait poursuivre, et dont Karl Dragoch n’était pas encore parvenu à s’emparer !…

Quoi qu’il en soit, M. Jaeger résolut de se tenir sur une grande réserve, même avec Ilia Krusch. Si une circonstance se présentait qui nécessitât de le prévenir, il le préviendrait… En attendant, durant ces journées de navigation, il observerait tout ce qui se passerait à bord, sans rien faire qui pût le faire soupçonner, et, le cas échéant, peut-être se déciderait-il à agir.

Or, précisément, si, dans sa bonhomie naturelle, Ilia Krusch ne poussait pas ses soupçons si loin, il était néanmoins un détail qui avait frappé son esprit.

Et, pendant la relâche du 15 juillet, dans une conversation qu’il eût avec M. Jaeger, en prenant bien soin de ne point être entendu, il dit :

« Avez-vous remarqué, monsieur Jaeger, quelle genre de cargaison porte ce chaland ?…

— Sans doute, des bois, des planches, des madriers…

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