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arbres, parfois baignés des eaux du Danube. Ilia Krusch put même observer que de ce côté la pêche à la ligne ne laissait pas d’être en honneur. Des hommes se livraient à ce noble exercice, des femmes aussi, qu’un large parapluie rouge, de forme mauresque, abritait contre les averses aussi bien que contre les rayons du soleil. Quant à être outillés comme il l’était, un membre de la Ligne Danubienne, non assurément, et il fallait que le poisson y mît une extrême complaisance pour accepter les engins si rudimentaires de ces primitifs pêcheurs.

S’il eût parlé le turc ou s’ils eussent compris le hongrois, le brave homme leur eût volontiers donné quelques conseils, en y joignant des hameçons de choix. Mais, faute de pouvoir causer, il y dut renoncer.

Du reste, les eaux du fleuve, fort poissonneuses, sont fréquentées par des esturgeons de grande taille, de trois à cinq mètres, pesant jusqu’à mille et douze cents livres. L’esturgeon se consomme sous toutes les formes, frais ou salé, et ses œufs sont utilisés dans la confection du caviar.

En naviguant, M. Jaeger et Ilia Krusch rencontrèrent plusieurs de ces pêcheurs, et prirent un vif intérêt à les observer.

« Eh eh ! fit même remarquer M. Jaeger, si une de ces énormes bêtes se jetait sur notre barge, elle risquerait d’être démolie, et nous avec…

— Vous avez raison, répondit Ilia Krusch. Aussi est-il prudent de ne point s’aventurer au milieu du fleuve, où les esturgeons se tiennent de référence. Le long des berges, les eaux sont peu profondes, et il n’y a point de danger.

Et très prudemment, Ilia Krusch ne s’écarta plus des rives que juste ce qu’il fallait pour profiter d’un courant plus rapide.

Lorsque la barge atteignit la bourgade de Racovo, qui est bulgare, le Danube avait encore gagné en largeur. C’était comme un véritable bras de mer, avec sa houle, et des lames blanches à leur crête. C’est à peine si le regard pouvait distinguer le profil de la côte valaque.

Aussi, de même que le faisait la barge, les chalands dérivaient-ils le plus près de terre possible. Avec leurs fonds plats, leurs formes lourdes, ils ne sont point faits pour le large, et pourraient être très mal pris au milieu des bourrasques. Ils n’étaient plus que cinq ou six, d’ailleurs, à poursuivre leur navigation en aval, et cela ne laissait pas d’étonner Ilia Krusch, qui ne cachait point sa surprise à M. Jaeger, qui lui demanda :

« Lorsque vous étiez pilote, monsieur Krusch, n’avez-vous jamais fait du pilotage jusqu’aux bouches ?…

— Quelquefois, monsieur Jaeger, mais que de précautions à prendre !

— Et il ne vous est jamais arrivé malheur ?

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