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— Moi ?…

— Oui, vous, et aussi bien que moi !… Vous auriez mis à profit cette circonstance pour descendre le fleuve en toute sécurité… et même on aurait pu voir en moi votre complice… Non… j’ai préféré me taire.

— Et vous avez eu raison, répondit M. Jaeger, qui semblait avoir écouté avec une très particulière attention ce que son compagnon venait de lui dire. Oui ! vous avez eu raison, monsieur Krusch, et je vous remercie de votre discrétion…

— C’était trop naturel, monsieur Jaeger, quoique, en fin de compte, vous n’auriez pas été plus embarrassé que moi pour prouver votre identité et faire tomber la poursuite…

— Évidemment, monsieur Krusch, évidemment ! »

Le soir venu, la barge prit son amarrage comme d’habitude près de la berge, au pied d’un village où M. Krusch put vendre son poisson, et renouveler sa provision de pain et de viande.

Le lendemain, après une heureuse pêche au lever de l’aube, le courant la reprenait, et elle dérivait avec une certaine vitesse. Du côté de la rive autrichienne, plate et basse, sujette aux inondations, on voyait nombre de corps de garde assez rapprochés pour qu’ils puissent communiquer entre eux. Ce personnel appartient aux régiments frontières, moitié soldats moitié paysans, qui ne reçoivent aucune solde en temps de paix, des grenzers, armés aux frais du gouvernement. On comprendra que la sévérité de la discipline autrichienne rende assez difficile le débarquement sur cette rive. Aussi, afin d’éviter tout désagrément, Ilia Krusch prenait-il volontiers contact avec la rive opposée.

C’est de ce côté aussi que s’arrêtaient les nombreux bateaux qui ne voulaient pas s’exposer pendant la nuit. Il y en avait alors une trentaine, qui marchaient en file. Parmi eux, se distinguait toujours ce chaland bien gouverné, bien conduit, que M. Jaeger avait remarqué dans le défilé du Srudel.

« Quant à la pêche, disait M. Krusch, elle est aussi bonne d’un côté que de l’autre, et, en somme, jusqu’à présent, monsieur Jaeger, j’ai été assez heureux… La vente du poisson depuis le départ m’a rapporté — ou plutôt vous a rapporté — cent vingt-sept florins et dix-sept kreutzers, et je pense que vous n’aurez point à vous plaindre au terme du voyage…

— Cela a toujours été mon avis, monsieur Krusch, répondit M. Jaeger, et c’est vous qui aurez perdu notre marché ! »

Pendant les quatre jours que la barge mit à descendre le fleuve jusqu’à Orsava, elle navigua sur un lit très capricieux dans ses détours, dont la

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