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Celui-ci était donc gouverné d’une main prudente et sûre. Il se glissait adroitement entre les autres bateaux qu’il distançait sans peine. Si par moment il les embarrassait ou coupait leur marche, ses mariniers tenaient peu compte des récriminations soulevées sur leur passage.

« Il y a un bon pilote à bord, se dit Ilia Krusch, et cela me rappelle mon ancien métier !… Nous étions quelques-uns comme cela, à Racz, où le pilotage est en honneur, et, s’il le fallait, l’œil est aussi bon, le bras solide, et je ne bouderais pas à la besogne ! »

Que l’on pardonne ce petit éclair de vanité à ce brave homme. D’ailleurs il n’oubliait pas ses camarades et compatriotes de Racz, et la vérité est que chez ces anciens pilotes « on a cela dans le sang » jusqu’à la fin de ses jours.

À mesure que le Danube gagnait vers l’aval, l’aspect des rives devenait plus sévère. Il régnait aussi une animation qui allait croissant, ainsi que cela se produit aux approches des grandes cités. Les îles ombreuses et verdoyantes se multipliaient, ne laissant parfois entre elles que d’étroits canaux. Mais si les chalands choisissaient des bras navigables, ces canaux suffisaient à la navigation de plaisance. Des embarcations légères, à vapeur ou à voiles, chargées de promeneurs ou de touristes, se glissaient entre les îles.

Le temps était beau, la brise favorable. Les rayons solaires perçaient entre les petits nuages qui s’envolaient vers le sud, direction que suit le Danube depuis la bourgade de Waïtzen au-dessous de Gran.

« Et que n’est-il là, M. Jaeger ! pensait Ilia Krusch, ce spectacle le ravirait… Et après tout, qui sait si je ne vais pas le retrouver bientôt ?… À Buda ou à Pest, c’est tout comme, et cela me fait deux chances au lieu d’une ! »

En effet, d’un côté, à droite, est Buda, l’ancienne ville turque, et à gauche, Pest, la capitale hongroise. Elles se font face comme le font aussi, une centaine de lieues plus bas, Semlin et Belgrade, ces deux ennemis historiques.

C’est à Pest qu’Ilia Kursch avait l’intention de passer la nuit, peut-être même la journée du lendemain et la nuit suivante, toujours dans l’espoir d’avoir des nouvelles de l’absent. Aussi la barge, au milieu de cette flottille d’embarcations joyeuses, longeait-elle tranquillement la berge de gauche.

S’il eût été moins absorbé par le spectacle enchanteur que présentaient ces deux villes, leurs maisons à arcades, à terrasses, disposées en bordure des quais, les clochers des églises que le soleil à cinq heures du

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