Page:Verne - La Maison à vapeur, Hetzel, 1902.djvu/95

Cette page a été validée par deux contributeurs.
85
les pèlerins du phalgou.

premier des trois cent trente millions de dieux qui peuplent leur mythologie éminemment polythéiste.

Mais il n’y avait pas lieu de regretter notre excursion à la ville sainte, ni au Vishnou-Pad. Dépeindre le pêle-mêle de temples, la succession de cours, l’agglomération de viharas qu’il nous fallut contourner ou traverser pour arriver jusqu’à lui, ce serait impossible. Thésée lui-même, le fil d’Ariane à la main, se serait perdu dans ce labyrinthe ! Nous redescendîmes donc le rocher de Gaya.

Le capitaine Hod était furieux. Il avait voulu faire un mauvais parti au brahmane qui nous refusait l’accès du Vishnou-Pad.

« Y pensez-vous, Hod ? lui avait dit Banks, en le retenant. Ne savez-vous pas que les Indous regardent leurs prêtres, les brahmanes, non seulement comme des êtres d’un sang illustre, mais aussi comme des êtres d’une origine supérieure ? »

Lorsque nous fûmes arrivés à la partie du Phalgou qui baigne le rocher de Gaya, la prodigieuse agglomération des pèlerins se développa largement sous nos regards. Là se coudoyaient, dans un pêle-mêle sans nom, hommes et femmes, vieillards et enfants, citadins et ruraux, riches babous et pauvres raïots de la plus infime catégorie, des Vaïchyas, marchands et agriculteurs, des Kchatryas, fiers guerriers du pays, des Sudras, misérables artisans de sectes différentes, des parias, qui sont hors la loi, et dont les yeux souillent les objets qu’ils regardent, — en un mot, toutes les classes ou toutes les castes de l’Inde, le Radjoupt vigoureux repoussant du coude le Bengali malingre, les gens du Pendjab opposés aux mahométans du Scinde. Les uns sont venus en palanquins, les autres dans des voitures traînées par les grands bœufs à bosse. Ceux-ci sont étendus près de leurs chameaux, dont la tête vipérine s’allonge sur le sol, ceux-là ont fait la route à pied, et il en arrive encore de toutes les parties de la péninsule. Çà et là se dressent des tentes, çà et là des charrettes dételées, çà et là des huttes de branches, qui servent de demeures provisoires à tout ce monde.

« Quelle cohue ! dit le capitaine Hod.

— Les eaux du Phalgou ne seront pas agréables à boire au coucher du soleil ! fit observer Banks.

— Et pourquoi ? demandai-je.

— Parce que ces eaux sont sacrées, et que toute cette foule suspecte va s’y baigner, comme les Gangistes le font dans les eaux du Gange.