Page:Verne - La Maison à vapeur, Hetzel, 1902.djvu/387

Cette page a été validée par deux contributeurs.
377
à la bouche d’un canon

vécu tout entier dans ses souvenirs, sans que rien l’en eût pu distraire, là-bas, près de sa femme adorée. En trois heures s’étaient résumés les trois ans qu’il avait vécu près d’elle ! Oui ! son imagination l’avait irrésistiblement enlevé de ce plateau de la forteresse de Ripore, elle l’avait arraché à la bouche de ce canon, dont le premier rayon du soleil allait, pour ainsi dire, enflammer l’amorce !

Mais alors, l’horrible dénouement du siège de Cawnpore lui apparut, l’emprisonnement de lady Munro et de sa mère dans le Bibi-Ghar, le massacre de leurs malheureuses compagnes, et enfin ce puits, tombeau de deux cents victimes, sur lequel, quatre mois auparavant, il était allé une dernière fois pleurer.

Et cet odieux Nana Sahib qui était là, à quelques pas, derrière des murs de cette caserne en ruines, l’ordonnateur des massacres, le meurtrier de lady Munro et de tant d’autres infortunées ! Et c’était entre ses mains qu’il venait de tomber, lui, qui avait voulu se faire le justicier de cet assassin que la justice n’avait pu atteindre !

Sir Edward Munro, sous la poussée d’une colère aveugle, fit un effort désespéré pour rompre ses liens. Les cordes craquèrent, et les nœuds, resserrés, lui entrèrent dans les chairs. Il poussa un cri, non de douleur, mais d’impuissante rage.

À ce cri, l’Indou, étendu dans l’ombre du parapet, redressa la tête. Le sentiment de sa situation le reprit. Il se souvint qu’il était le gardien du prisonnier.

Il se releva donc, s’avança en hésitant vers le colonel Munro, lui posa la main sur l’épaule, pour s’assurer qu’il était toujours là, et, du ton d’un homme à moitié endormi :

« Demain, dit-il, au lever du soleil… Boum ! »

Puis, il retourna vers le parapet, afin d’y reprendre un point d’appui. Dès qu’il l’eut touché, il se coucha sur le sol et ne tarda pas à s’assoupir complètement.

À la suite de cet inutile effort, une sorte de calme avait repris le colonel Munro. Le cours de ses pensées se modifia, sans qu’il songeât davantage au sort qui l’attendait. Par une association d’idées toute naturelle, il pensa à ses amis, à ses compagnons. Il se demanda si, eux aussi, n’étaient pas tombés entre les mains d’une autre bande de ces Dacoits qui fourmillent dans les Vindhyas, si on ne leur réservait pas un sort identique au sien, et cette pensée lui serra le cœur.