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à la bouche d’un canon

revint un peu en arrière, caressa de sa main l’épaisse culasse, et son doigt se posa un instant sur la lumière, que la poudre de l’amorce emplissait jusqu’à l’orifice.

Puis, l’Indou resta appuyé sur le bouton de la culasse. Il semblait avoir absolument oublié que le prisonnier fût là, comme un patient au pied du gibet, attendant que la trappe se dérobe sous lui.

Indifférence ou effet de l’arak qu’il venait de boire, l’Indou chantonnait entre ses dents un vieux refrain du Goundwana. Il s’interrompait et recommençait, comme un homme auquel, sous l’influence d’une demi-ivresse, sa pensée échappe peu à peu.

Un quart d’heure plus tard, l’Indou se redressa. Sa main se promena sur la croupe du canon. Il en fit le tour, et, s’arrêtant devant le colonel Munro, il le regarda en murmurant d’incohérentes paroles. Par instinct, ses doigts saisirent une dernière fois les cordes, comme pour les serrer plus solidement ; puis, hochant la tête, en homme qui est rassuré, il alla s’accouder sur le parapet, à une dizaine de pas, vers la gauche de la bouche à feu.

Pendant dix minutes encore, l’Indou demeura dans cette position, tantôt tourné vers le plateau, tantôt penché en dehors, et plongeant ses regards dans l’abîme qui se creusait au pied de la forteresse.

Il était visible qu’il faisait un dernier effort pour ne pas succomber au sommeil. Mais enfin, la fatigue l’emportant, il se laissa glisser jusqu’au sol, s’y étendit, et l’ombre du parapet le rendit absolument invisible.

La nuit, d’ailleurs, était déjà profonde. D’épais nuages, immobiles, s’allongeaient sur le ciel. L’atmosphère était aussi calme que si les molécules de l’air eussent été soudées l’une à l’autre. Les bruits de la vallée n’arrivaient pas à cette hauteur. Le silence était absolu.

Ce qu’allait être une telle nuit d’angoisses pour le colonel Munro, il convient de le dire, à l’honneur de cet homme énergique. Pas un instant, il ne songea à cette dernière seconde de sa vie, pendant laquelle les tissus de son corps, rompus violemment, ses membres effroyablement dispersés, iraient se perdre dans l’espace. Ce ne serait qu’un coup de foudre, après tout, et ce n’était pas là de quoi ébranler une nature sur laquelle jamais effroi physique ou moral n’avait eu prise. Quelques heures lui restaient encore à vivre : elles appartenaient à cette existence, qui avait été si heureuse pendant sa plus longue période. Sa vie se rouvrait tout entière avec une singulière précision. Tout son passé se représentait à son esprit.