Page:Verne - L’Invasion de la mer.djvu/73

Cette page a été validée par deux contributeurs.
61
la caravane.

immémorial parcouraient le désert vers Biskra, Touggourt ou Gabès ? Ce serait une flottille de goélettes, de chébels, de tartanes, de bricks et de trois-mâts, voiliers et vapeurs et aussi toute une baharia ou marine indigène, qui transporterait les marchandises dans le sud des montagnes de l’Aurès. Et comment les Touareg songeraient-ils à les attaquer ? Ce serait la ruine à bref délai des tribus vivant de pirateries et de pillages.

On comprendra donc qu’une sourde fermentation régnât parmi cette population spéciale… Ses imans l’excitaient à la révolte. Plusieurs fois, les ouvriers arabes employés au percement du canal furent assaillis par des bandes surexcitées, et il fallut les protéger en appelant les troupes algériennes.

« De quel droit, prêchaient les marabouts, ces étrangers veulent-ils changer en mer nos oasis et nos plaines ?… Ce que la nature a fait, pourquoi prétendent-ils le défaire ?… La Méditerranée n’est-elle pas assez vaste, pour qu’ils tentent d’y ajouter l’étendue de nos chotts !… Que les Roumis y naviguent tant qu’ils voudront, si tel est leur bon plaisir, nous, nous sommes des gens de terre et le Djerid est destiné au parcours des kafila et non des navires !… Il faut avoir anéanti ces étrangers avant qu’ils aient noyé le pays qui nous appartient, le pays de nos ancêtres, par l’invasion de la mer !… »

Cette agitation toujours croissante avait eu sa part dans la ruine de la Compagnie Franco-étrangère ; puis, avec le temps, elle avait semblé s’apaiser à la suite de l’abandon des travaux ; mais l’invasion du désert par la mer était restée comme une hantise dans l’esprit des populations du Djerid. Soigneusement entretenue par les Touareg depuis leur cantonnement au sud de l’Arad, comme par les Hadjis ou pèlerins revenus de La Mecque et qui attribuaient volontiers au percement du canal de Suez la perte de l’indépendance de leurs coreligionnaires d’Égypte, elle continuait à être pour tous une préoccupation qui ne s’accordait guère avec le fatalisme musulman. Ces installations abandonnées