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quel nous avions renoncé la veille. Moriliré nous déclare, en effet, au réveil, que, toute réflexion faite, c’est le soir et non le matin qu’il s’est trompé ! De nouveau, Tchoumouki le soutient. Je suis fort enclin à croire que ces deux moricauds sont de mèche pour se payer notre tête.

Rien de particulier ce jour-là, sauf la mauvaise volonté à laquelle nous commençons à être habitués, mais deux incidents graves aujourd’hui.

Pendant l’étape du matin, un âne tombe tout à coup. On veut le relever. Il est mort. Bien entendu, cette mort peut être naturelle. J’avoue que je songe, cependant, au doung-kono ou à quelque autre saleté du pays.

On ne dit rien. On répartit la charge de l’âne défunt sur ses congénères, et nous reprenons notre marche.

Au départ de l’après-midi, deuxième incident. On constate qu’il manque un porteur. Qu’est-il devenu ? Mystère. Le capitaine Marcenay mord sa moustache, je vois bien qu’il est soucieux. Si les nègres nous abandonnent, nous sommes frais. Or, rien de plus contagieux que le microbe de la désertion. Aussi, je m’aperçois que, depuis ce moment, la surveillance est devenue plus étroite. Nous sommes contraints de défiler comme à la parade, et les cavaliers de l’escorte ne permettent plus aucune fantaisie individuelle. Cette discipline rigoureuse me gêne personnellement ; je l’approuve cependant.

À l’arrivée, le soir, autre surprise. On s’aperçoit que plusieurs nègres sont ivres. Qui donc leur a donné à boire ?

Le capitaine organise la garde du camp de la manière la plus méticuleuse, puis il va trouver M. Barsac, avec lequel je suis précisément, et l’entretient de la situation, qui va s’aggravant depuis Sikasso. Le docteur Châtonnay, M. Poncin, Mlle Mornas, puis Saint-Bérain, viennent nous rejoindre successivement, si bien que nous tenons, en somme, un vrai conseil de guerre.

Le capitaine expose en quelques mots les faits, dont il attribue la responsabilité à Moriliré. Il propose de soumettre le guide infidèle à un interrogatoire, et d’agir ensuite au besoin par la force. Chaque nègre serait individuellement accompagné d’un tirailleur, qui l’obligerait à marcher, fût-ce sous menace de mort.

M. Barsac n’est pas de cet avis, et Saint-Bérain pas davantage. Interroger Moriliré, c’est lui donner l’éveil, lui montrer qu’il est démasqué. Or, nous ne possédons aucune preuve contre lui, nous sommes même incapables d’imaginer dans quel but il nous trahirait. Moriliré n’aurait qu’à nier, nous ne pourrions rien lui répondre. Quant aux Noirs, quel moyen a-t-on de les contraindre ? Que fera-t-on, s’ils se couchent, s’ils opposent seulement la force d’inertie ? Les fusiller serait un mauvais moyen de nous assurer leurs services.

On conclut qu’il faut garder le silence, être de plus en plus ferme, tout en s’armant d’une patience invincible, et, par-dessus tout, surveiller soigneusement Moriliré.

C’est très bien, mais une réflexion me vient. Pourquoi s’entête-t-on dans ce voyage ? La mission avait pour objet de s’assurer de la mentalité des nègres de la boucle du Niger et de leur degré de civilisation. Eh bien ! on la connaît, leur mentalité. Que les populations habitant entre la côte et Kankan, voire, à la rigueur, jusqu’à Tiola ou même Sikasso, soient assez dégrossies pour être dignes de quelques droits politiques, je veux bien le concéder, malgré que ce ne soit pas mon avis. Mais depuis Sikasso ?… Ce ne sont pas ces sauvages qui nous entourent, ces Bobos aussi proches de l’animal que de l’homme, qu’on songerait à transformer en électeurs, je suppose. Dès lors, à quoi bon s’obstiner ? N’est-il pas évident que, plus on va s’avancer vers l’est, c’est-à-dire plus on va s’éloigner de la mer, moins les naturels auront eu de contacts avec les Européens, et que, par suite, leur vernis de civilisés (?) sera de plus en plus mince ?