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sorte de quadrille échevelé, auprès duquel notre « chahut » paraîtrait bien terne et bien modeste.

La danse se termine par une procession. Les Bobos défilent devant Pintié-Ba en chantant un choeur accompagné du bruit assourdissant des tabula, des trompes et des flûtes de roseau, dont les sons stridents déchirent les oreilles.

Enfin, c’est l’heure du souper, et alors commence une scène de carnage, une orgie de sang.

On apporte sur la place une douzaine de moutons tués dans les cases. D’un arbre à l’autre, les indigènes tendent de longues cordes et délimitent ainsi un espace carré, au milieu duquel les femmes entassent du bois sec. Puis, armés de couteaux, les nègres dépècent les animaux, et les découpent en lanières que les femmes suspendent aux cordes, tandis que le feu est mis au bûcher. Quand il estime la cuisson suffisante, Pintié-Ba fait un signe, et tous les nègres se ruent sur les quartiers de viande, les saisissent à pleines mains et les déchirent avec leurs dents. Rien ne leur répugne. Le spectacle est horrible.

— Ce sont des cannibales ! s’écrie Mlle Mornas, qui est toute pâle.

— Hélas, oui ! ma chère enfant, répond le docteur Châtonnay. Mais, si manger est le seul plaisir de ces pauvres êtres, c’est qu’ils ont perpétuellement la même souffrance : la faim.

Écoeurés, nous ne tardâmes pas à regagner nos tentes, tandis que, pour les nègres, la fête se prolongeait fort tard. Elle dura même toute la nuit, ainsi que nous le prouvèrent les vociférations qui arrivaient jusqu’à nous.

2 février. — Nous sommes toujours à Kokoro, où nous retient la blessure de Saint-Bérain. L’oncle-neveu (je l’appelle ainsi définitivement) ne pourrait se tenir à cheval.

3 février. — Toujours Kokoro. C’est gai !

4 février, 6 heures du matin — Enfin, nous partons !

Même jour, le soir. — Faux départ. Nous sommes encore à Kokoro.

Ce matin, dès l’aube, nous avons pourtant subi les adieux de nos amis les Bobos. (On a les amis qu’on peut.) Tout le village était debout, le dougoutigui en tête, et ce fut une litanie de souhaits. « Que N’yalla (Dieu) vous ramène en bonne santé ! » « Qu’il vous donne un bon chemin ! » « Qu’il vous donne un bon cheval ! » À l’énoncé de ce dernier voeu, Saint-Bérain, dont la blessure est encore sensible, Saint-Bérain a fait la grimace.

Nous nous arrachons à ces démonstrations, et la colonne s’ébranle.

Elle s’ébranle, mais elle n’avance pas. C’est pire qu’avant Kokoro. La mauvaise volonté est criante. À tout instant, un porteur s’arrête, et il faut l’attendre, la charge d’un âne tombe, et il faut la remettre en place. À dix heures, au moment de la halte, on n’a pas fait six kilomètres.

J’admire la patience du capitaine Marcenay. Pas une fois il ne s’est départi du calme le plus parfait. Rien ne le rebute, rien ne le lasse. Il lutte avec une énergie froide et calme contre ce parti pris d’obstruction.

Mais, au moment de repartir pour l’étape du soir, c’est une autre chanson. Moriliré déclare qu’il s’est trompé. On consulte les deux guides de Mlle Mornas. Tchoumouki dit comme Moriliré.

Tongané affirme, au contraire, qu’on est en bonne voie. Nous voilà bien renseignés ! Lequel croire ?

Après beaucoup d’hésitations, on se rallie à l’avis de la majorité, et l’on revient en arrière. Alors c’est merveille de voir à quel train nous marchons. Les Noirs ne sont plus fatigués, les charges des ânes se sont consolidées toutes seules. En une heure, nous parcourons la distance qui en a exigé quatre en sens contraire, et, avant la nuit, nous reprenons notre campement du matin, près de Kokoro.

6 février. — Hier, 5 février, nous sommes repartis sans trop d’anicroches, et, chose admirable, par le même chemin au-