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même couleur, absent pour le moment, lui offrait l’hospitalité dans une case très propre et meublée — chose incroyable — d’une vraie couchette à l’européenne.

— Toi donner argent, ajouta le guide. Y a bon !

Mlle Mornas accepte l’hospitalité qui lui est offerte, et nous la conduisons processionnellement à sa nouvelle demeure. La servante annoncée nous attend. Elle est debout près d’un de ces karités dont j’ai parlé. C’est une fillette de taille moyenne, âgée de quinze ans environ. Elle n’est pas laide du tout. Comme elle n’a d’autre vêtement qu’une simple feuille qui ne vient évidemment ni du Louvre ni du Bon-Marché, « mais peut-être du Printemps », suggère Saint-Bérain, elle ressemble à une jolie statue de marbre noir.

Pour l’instant, la statue est fort occupée à cueillir quelque chose dans le feuillage du karité.

— Elle ramasse des chenilles, qu’elle videra, fera sécher, et dont — ne vous récriez pas ! — elle fera des sauces, nous apprend le docteur Châtonnay, décidément très fort en cuisine nègre. Ces chenilles s’appellent cétombo. Ce sont les seules qui soient comestibles. Elles ont, paraît-il, un goût agréable.

— Y en a vrai, confirme Moriliré. Y a bon !

La jeune négresse, nous ayant aperçus, vient au-devant de nous.

— Moi, dit-elle à Mlle Mornas, dans un français presque correct, à notre grand étonnement, moi élevée dans école française et avoir servi chez femme blanche, mariée à officier, moi retournée dans village et prisonnière dans grande bataille. Savoir faire lit comme Blancs. Toi contente.

Tout en parlant, elle avait pris gentiment la main de Mlle Mornas, qu’elle entraîna dans la case.

Nous nous retirâmes, heureux du confort assuré à notre compagne. Mais l’heure du sommeil n’avait encore sonné, ni pour elle ni pour nous.

En effet, avant que trente minutes se fussent écoulées, Mlle Mornas nous appelait à nouveau à son aide.

Nous accourons derechef, et, à la lumière des torches, nous découvrons un spectacle inattendu.

À même le sol, près du seuil de la case, la petite servante noire est étendue. Son dos est zébré de raies rouges. La malheureuse sanglote à fendre l’âme.

Devant elle, la couvrant de son corps, Mlle Mornas — superbe, vraiment, Mlle Mornas, quand elle est en colère — tenant en respect un affreux nègre, qui, à cinq pas, fait des grimaces horribles et tient encore à la main un bâton taché de sang.

Nous demandons des explications.

— Figurez-vous, nous dit Mlle Mornas, que je venais de prendre possession du lit. Malik — la petite négresse s’appelle Malik ; un joli nom, n’est-ce pas, qui fait penser à la Bretagne — Malik, donc, m’éventait et je commençais à m’assoupir. Voici que cette brute, qui est son maître, revient à l’improviste. En m’apercevant, il entre en fureur, entraîne la pauvre enfant et se met à la rouer de coups pour lui apprendre à introduire une Blanche dans sa case.

— Jolies mœurs ! murmure de ses lèvres minces le jovial M. Baudrières.

Il a raison, le jovial M. Baudrières. Mais il a tort, quand abusant de la situation, il prend la pose de l’orateur et lance cette surprenante apostrophe :

— Les voilà donc, messieurs, ces peuplades barbares qu’il vous plaît de transformer en pacifiques électeurs.

Évidemment, il se croit à la tribune.