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jourd’hui, ces précautions se retournaient contre lui.

Jane verrouilla les cinq autres portes comme elle avait verrouillé la première, et redescendit au rez-de-chaussée.

Les ouvertures du Palais étaient défendues par de solides grilles et, en dedans de ces grilles, par de forts volets de fer. Sans perdre un instant, elle ferma, aux divers étages, tous ces volets jusqu’au dernier.

Où trouvait-elle la force de mouvoir ces lourdes plaques de métal ? Elle agissait dans la fièvre, sans même s’en rendre compte, comme si elle eût été en état de somnambulisme, avec adresse et rapidité. En une heure, le travail était accompli. Elle était maintenant au centre d’un véritable bloc de pierre et d’acier absolument inexpugnable.

Alors seulement, elle sentit sa fatigue. Ses jambes flageolaient. Les mains en sang, épuisée, elle eut peine à descendre auprès de son frère.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda anxieusement celui-ci, effrayé de la voir dans un pareil état.

Quand elle eut repris haleine, Jane lui raconta ce qu’elle avait fait.

— Nous sommes les maîtres du Palais, conclut-elle.

— N’ont-ils pas d’autre issue que cet escalier ? interrogea son frère, qui ne pouvait croire à un pareil coup de théâtre.

— Pas d’autre, affirma Jane, j’en suis certaine. William est bloqué sur la terrasse, et je le défie d’en sortir.

— Mais pourquoi y étaient-ils tous réunis ? interrogea Lewis. Que se passe-t-il donc ?

Cela, Jane l’ignorait. Tout entière à ses préparatifs de défense, elle n’avait rien vu. Mais, ce qu’elle ne savait pas, il était aisé de l’apprendre. Il suffisait de jeter un coup d’œil au-dehors. Tous deux montèrent à l’étage supérieur, au-dessus duquel il n’y avait plus que la terrasse, et entrebâillèrent l’un des volets de fer que Jane venait de fermer.

Ils comprirent alors l’agitation de William Ferney et de ses compagnons. Si, à leurs pieds, l’esplanade était noire et silencieuse, de vives lueurs et de violentes clameurs leur arrivaient de la rive droite de la Red River. Toutes les cases des nègres brûlaient. Le centre de la ville, c’est-à-dire le quartier des esclaves, n’était plus qu’un immense brasier.

L’incendie faisait également rage dans la Civil Body, et même, vers l’amont et vers l’aval, les deux extrémités du quartier des Merry Fellows commençaient aussi à flamber.

De la partie de ce dernier quartier non encore atteinte par le feu, un vacarme effroyable s’élevait. On entendait des cris, des jurons, des plaintes, des hurlements confus, mêlés au bruit incessant de la fusillade.

— C’est Tongané, dit Jane. Les esclaves se sont révoltés.

— Les esclaves ?… Tongané ?… répéta Lewis pour qui ces mots n’avaient aucun sens.

Sa sœur lui expliqua l’organisation de Blackland, ce qu’elle en savait, tout au moins, d’après les renseignements donnés par Marcel Camaret, par Tongané et par le blessé soigné à l’Usine. Elle lui raconta ensuite en quelques mots comment elle-même se trouvait dans cette ville et par quel concours de circonstances elle y était prisonnière. Elle lui dit pourquoi elle avait entrepris ce voyage, comment elle était parvenue à établir l’innocence désormais certaine de leur frère George Buxton, et comment, après s’être jointe à la mission commandée par le député Barsac, elle avait été enlevée avec les débris de cette mission. Elle lui montra, au-delà de l’esplanade, l’Usine étincelante du