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celle-là ?… J’y pensais, je cherchais… Parbleu ! la voilà qui arrive !… C’est ma chance !… Un peu plus, j’en faisais ma femme !… C’est à se tordre !… Ma femme ?… Allons donc !… Celle du dernier de mes esclaves !… du plus hideux de mes nègres !…

« Que lui restera-t-il après… au vieux lord… en dépit de son titre et de ses richesses ?… Ses deux fils ?… un traître… un voleur… Sa fille ?…

Disparue… traînant on ne sait où… Et lui… tout seul… avec ses idées de l’autre monde… Elle finit bien, la race des Glenor !… Et comme vengeance, c’est assez réussi, je pense !… »

Ces affreuses imprécations proférées d’une voix haletante s’achevèrent en un véritable hurlement.

William Ferney s’arrêta hors d’haleine, étranglant de rage. Ses yeux sortaient de leurs orbites. Il tendait vers ses victimes des mains crispées, avides de torturer une chair détestée. Ce n’était plus une créature humaine. C’était un fou furieux en pleine crise, une bête féroce acharnée à détruire.

Épouvantés plus encore pour lui que pour eux-mêmes, Jane et Lewis Buxton contemplaient le dément avec horreur. Comment une âme d’homme pouvait-elle recéler une aussi effroyable haine ?

— Pour ce soir, conclut le monstre, quand il eut repris haleine, je vais vous laisser ensemble, puisque ça vous amuse. Mais demain…

Le bruit d’une explosion, qui devait être formidable pour arriver jusqu’à ce cachot, couvrit tout à coup la voix de William Ferney. Il s’arrêta brusquement, étonné, inquiet, prêtant l’oreille…

À l’explosion succédèrent quelques minutes d’un profond silence, puis on entendit une rumeur… C’était des cris, des hurlements lointains, tout un bruit de foule en délire, auquel se mêlaient de rares coups de revolvers ou de fusils…

William Ferney ne pensait plus à Jane ni à Lewis Buxton. Il écoutait, cherchant à deviner ce que signifiaient ces clameurs.

L’homme de la Garde noire posté à l’entrée des cachots accourut tout à coup.

— Maître ! cria-t-il, affolé, la ville est en feu !

William Ferney proféra un horrible juron, puis, rejetant d’une poussée Jane et Lewis Buxton qui lui barraient le passage, il s’élança dans le couloir et disparut.

Ce dénouement était intervenu si rapidement que le frère et la sœur n’avaient eu le temps d’y rien comprendre. À peine si, dans leur égarement, ils avaient entendu l’explosion et les clameurs qui les avaient débarrassés de leur bourreau. Ils étaient seuls depuis un instant qu’ils ne s’en étaient pas encore aperçus. Ils se tenaient toujours étroitement enlacés, et, accablés par la scène atroce dont ils venaient d’être les témoins, affaiblis par leurs récentes souffrances, pensant au vieillard qui se mourait dans le désespoir et la honte, ils sanglotaient éperdument.


XIII

la nuit de sang


Bouleversés par l’effroyable scène qu’ils venaient de subir, oubliant tout ce qui n’était pas leur douleur, Jane et Lewis Buxton demeurèrent longtemps ainsi enlacés. Puis, peu à peu, leurs larmes tarirent, et enfin, poussant un profond soupir, ils s’écartèrent l’un de l’autre et reprirent conscience du monde extérieur.

Ce qui les frappa tout d’abord, ce fut, malgré les bruits confus qui grondaient autour d’eux, une troublante sensation de silence. Dans le couloir vivement éclairé par les ampoules électriques, une paix de tombe. Le Palais semblait mort. Au dehors, au contraire, des clameurs confuses, des détonations d’armes à feu, tout un tumulte qui grandissait de minute en minute.

Un instant, ils prêtèrent l’oreille à ces ru-