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En dépit de son ironie, il ne s’en était pas moins prudemment arrêté, et il demeurait immobile, au milieu du cachot, surveillant de l’oeil le poignard dont Jane Buxton le menaçait.

Profitant de ce moment d’indécision, celle-ci, entraînant son frère avec elle, se rapprocha de la porte, coupant ainsi la retraite à l’adversaire qu’elle tenait en respect.

— Oui, j’ai trouvé ce poignard dans une tombe… à Koubo !

— À Koubo !… répéta Lewis. N’est-ce pas là que George…

— Oui, dit Jane, c’est à Koubo que George est tombé, c’est là qu’il est mort, non pas frappé par des balles, mais par cette arme sur laquelle un nom : Killer, celui de l’assassin, est encore écrit.

Harry Killer avait fait un pas en arrière à cette évocation du drame de Koubo. Pâle, défait, il s’appuyait maintenant à la muraille de cachot, en regardant Jane avec une sorte de crainte.

— Killer, dites-vous ? s’écria Lewis à son tour. Vous vous trompez, Jane. Tel n’est pas le nom de cet homme. Il en a un autre, pire encore que celui de Killer, un autre qui ne sera pas nouveau pour vous.

— Un autre ?…

— Oui… Vous étiez trop petite, quand il nous a quittés, pour le reconnaître aujourd’hui, mais, bien des fois, vous avez entendu parler de lui. Votre mère avait un fils quand elle a épousé notre père. Ce fils, c’est l’homme que vous voyez là, c’est William Ferney, votre frère.

La révélation faite par Lewis Buxton avait des effets opposés sur les deux autres acteurs de cette scène. Tandis que Jane, anéantie, laissait retomber sa main sans force, William Ferney — on lui laissera désormais son nom véritable — semblait avoir reconquis toute son assurance. Son ivresse même paraissait dissipée. Il s’était redressé, et se tenait droit maintenant en face du groupe formé par Jane et Lewis, qu’il couvrait d’un regard étincelant de haine et pleine d’une implacable cruauté.

— Ah ! vous êtes Jane Buxton !… prononça-t-il d’une voix sifflante.

Il répéta encore, en grinçant des dents :

— Ah ! vous êtes Jane Buxton !…

Et, soudain, tous les mauvais sentiments qui l’étouffaient faisant explosion, il parla, parla, si vite qu’il n’avait pas le temps d’articuler les mots, en phrases coupées, hachées, la poitrine haletante, la voix sourde, les yeux fous.

— J’en suis ravi !… Oui, en vérité, j’en suis ravi !… Ah ! vous êtes allée à Koubo !… Oui, certes, c’est moi qui l’ai tué… votre frère

George… le beau George… dont la famille Buxton était si fière !… Je l’ai même tué deux fois… dans son âme d’abord… dans son corps ensuite… Et maintenant, je vous tiens là, tous les deux… en mon pouvoir, sous ma botte ! Vous êtes ma chose !… Je peux faire de vous ce qui me plaît !…

À peine si les mots qui sortaient de sa gorge contractée étaient compréhensibles. Il bégayait, ivre de joie, exultant, triomphant !

— Quand je pense que j’ai pris l’un… et que l’autre est venue toute seule chez moi !… C’est trop drôle !…

Il avança d’un pas, sans que Jane, ni Lewis, enlacés, fissent un mouvement, et, se penchant vers eux :

— Vous croyez, peut-être, savoir beaucoup de choses ? Vous ne savez rien… Mais je vais tout vous dire… Tout !… Et avec quel plaisir ! Ah ! il m’a chassé, votre père !… Il doit s’en applaudir !… Une chose manque à ma joie… cependant… Je veux qu’il sache… avant de mourir… quelle main lui a porté les coups… Cette main… la voici… c’est la mienne !…