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N’eût-elle pas, au contraire, détruit ainsi le faible espoir qui lui restait de venir en aide à ceux qu’elle souhaitait secourir ?

Longtemps, elle resta pensive, les yeux fixés sur le despote endormi. Mais une souffrance soudaine la fit pâlir tout à coup. La faim, une faim impérieuse et cruelle lui tenaillait les entrailles.

Pour un instant, elle oublia sa situation, les lieux où elle se trouvait, Harry Killer lui-même, elle oublia tout ce qui n’était pas la faim. Manger, il lui fallait manger sur-le-champ, à tout prix.

Prudemment, elle ouvrit la porte par où les huit conseillers venaient de sortir, et, dans la pièce attenante, elle aperçut une table couverte de reliefs. On y avait fait ripaille, ce soir-là, avant de terminer la fête dans la salle du trône.

Jane Buxton se précipita vers cette table et s’empara au hasard de quelques aliments qu’elle dévora en hâte. À mesure qu’elle mangeait, la vie revenait à son organisme épuisé, elle se réchauffait, son coeur chassait à plus larges ondes le sang dans les artères, elle retrouvait sa force physique et morale.

Réconfortée, elle revint dans la salle où elle avait laissé Harry Killer. Celui-ci dormait toujours et continuait à ronfler bruyamment. Elle s’assit en face de lui, décidée à attendre son réveil.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis Harry Killer fit un mouvement et quelque chose roula sur le sol. Jane, se baissant, ramassa l’objet tombé de la poche du dormeur. C’était une clé de petite taille.

À la vue de cette clé, les souvenirs affluèrent dans son esprit. Elle se rappela les absences régulières d’Harry Killer, et combien elle avait désiré savoir ce qu’il y avait derrière la porte, dont cette clé, qui ne le quittait jamais, ouvrait la serrure. Et voici que le hasard lui donnait le moyen de satisfaire sa curiosité ! La tentation était trop forte. Il fallait profiter d’une occasion, qui, sans doute, ne se renouvellerait pas.

À pas légers, elle atteignit la porte par laquelle jadis Harry Killer disparaissait chaque jour, et introduisit la clé dans la serrure. Le ventail tourna sans bruit sur ses gonds. Derrière, elle trouva un palier où s’amorçait un escalier desservant les étages inférieurs. Ayant doucement repoussé la porte sans la fermer, et marchant sur la pointe des pieds, Jane Buxton descendit cet escalier à peine éclairé par une lumière qui arrivait d’en bas.

La pièce qu’elle quittait était située au deuxième étage du Palais, mais, quand elle eut franchi ces deux étages, elle n’aboutit qu’à un nouveau palier, au-delà duquel continuait l’escalier, qui, par conséquent, devait aller jusqu’aux sous-sols. Après un instant d’hésitation, elle descendit encore.

Elle déboucha enfin dans une sorte de vestibule rectangulaire, au seuil duquel elle s’arrêta, interdite. Un nègre, qui veillait, assis dans une encoignure, près d’une porte fermée, s’était brusquement levé à son approche.

Mais elle se rassura bientôt. Le gardien ne paraissait pas avoir d’intention hostile. Bien au contraire, il s’effaçait respectueusement contre la muraille pour laisser à la visiteuse nocturne un plus large passage. Celle-ci comprit la raison de cette déférence inattendue, en reconnaissant dans ce gardien un homme de la Garde noire. Comme les Merry Fellows qui l’avaient escortée sur l’esplanade, le nègre l’avait trop souvent vue circuler librement dans le Palais pour ne pas être convaincu de son pouvoir sur le maître.

D’un pas ferme, elle passa devant lui, sans qu’il y fît aucune opposition. Tout n’était pas dit encore, cependant. Après l’homme, il y avait la porte.