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se rendre à Harry Killer, juste au moment où ce sacrifice devenait inutile.

Le quai, qui, vers l’aval, aboutissait au chemin de ronde, était barré, en amont, par la muraille de l’esplanade, qui, de ce côté, le transformait en impasse. Une porte blindée perçait, toutefois, la muraille en ce point. Cette porte, constamment fermée, et dont seuls Marcel Camaret et Harry Killer avaient la clé, en temps ordinaire, demeurait ouverte depuis le commencement des hostilités. Jane Buxton avait donc pu gagner l’esplanade, la traverser, et arriver jusqu’au Palais, à moins que les Merry Fellows ne l’eussent arrêtée au passage.

C’est dans un véritable accès de folie qu’elle avait pris la fuite. Que tout le monde crût se sacrifier pour elle seule et qu’on l’accusât d’être la cause du malheur général, cette pensée lui était odieuse, de même qu’il lui était odieux de se sentir haïe par tous les pauvres gens qu’elle voyait souffrir autour d’elle. S’ils avaient raison, cependant ? Si vraiment elle était l’unique butin qu’Harry Killer espérât de la lutte ? Il suffisait que cela fût possible pour que tout retard devînt un crime, et elle se reprochait de tant hésiter à courir cette chance de sauver un si grand nombre de ses semblables. Et quand bien même les assiégés se fussent trompés, comme ce n’était que trop probable, en faisant dépendre leur salut d’elle seule, son honneur n’exigeait-il pas encore qu’elle leur démontrât leur erreur, fût-ce au prix de sa vie ?

Le retard mis par Tongané à donner le signal si fiévreusement attendu avait laissé aux réflexions de Jane Buxton le temps de s’imposer à son jugement que les privations rendaient moins lucide, et enfin, dans cette soirée du 5 mai, elle avait tout à coup perdu la tête et s’était enfuie vers ce qu’elle considérait être son devoir.

Sans s’en rendre compte, sachant à peine ce qu’elle faisait, elle avait entrebâillé la porte, s’était glissée au-dehors, puis, la porte refermée silencieusement, elle s’était élancée vers le

Palais, en s’efforçant de se confondre avec la muraille qu’éclairaient violemment les projecteurs électriques de l’Usine.

De même que le veilleur du cycloscope, les Merry Fellows, postés sur le mur d’enceinte de la ville, au croisement du quai et du chemin de ronde, l’avaient aisément aperçue. Mais ceux-ci n’avaient pas cru devoir faire usage de leurs armes contre une ombre isolée, qui pouvait, en somme, appartenir à leur parti.

Jane Buxton était donc parvenue sans encombre jusqu’à l’esplanade, dont elle avait franchi la porte ouverte. En longeant la muraille qui la limitait du côté de la Red River, elle s’était alors engagée hardiment sur cette vaste place, sans s’occuper des groupes de Merry Fellows entre lesquels il lui fallait passer. En raison même de son audace, elle fit, sans être inquiétée, la plus grande partie du parcours. Elle n’était plus à vingt pas du Palais, quand deux hommes se détachèrent de l’un des groupes et se décidèrent à venir à sa rencontre.

Il se trouva que ces deux hommes l’avaient vue, avant l’évasion des prisonniers, circuler librement de tous côtés. En la reconnaissant, ils poussèrent une exclamation d’étonnement, et incertains de ses intentions, troublés par la faveur que le chef lui avait témoignée, ne sachant que faire, non seulement ils la laissèrent passer sans difficulté, mais encore ils l’escortèrent jusqu’au Palais, dont ils firent ouvrir la porte devant elle.

Cette porte se referma dès qu’elle en eut franchi le seuil. Qu’elle le voulût ou non, désormais, elle était de nouveau au pouvoir d’Harry Killer et sans aucun secours à espérer de personne.