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La journée du 5 mai débuta sous de tristes auspices. On était à jeun depuis l’avant-veille, et les estomacs criaient famine. Les ateliers étaient désertés. Les ouvriers, leurs femmes et leurs enfants erraient d’un air farouche à travers l’Usine. Avant quarante-huit heures, si rien ne survenait, il faudrait bien enfin se livrer, pieds et poings liés, au vainqueur.

Des groupes se formaient, où s’échangeaient des paroles amères. On ne se gênait pas pour accuser Tongané d’avoir oublié ceux qu’il avait prétendu délivrer. Parbleu ! le nègre eût été bien bête de se soucier d’eux.

En passant auprès de l’un de ces groupes, Jane Buxton entendit son nom. Entourés de quelques-uns de leurs camarades, un ouvrier et une femme se disputaient avec autant de violence que le permettait leur faiblesse, si animés que Jane put s’arrêter et prêter l’oreille sans qu’ils y fissent attention.

— On dira ce qu’on voudra, cria l’homme sans souci d’être ou non entendu, c’est raide tout de même d’être obligé d’en passer par là pour cette pimbêche. Si ça ne tenait qu’à moi !…

— Vous n’êtes pas honteux de parler comme ça ? répondit la femme.

— Honteux !… Vous voulez rire, la mère !… J’ai un gosse à la niche, moi, et il réclame sa pâtée.

— Et moi, est-ce que je n’en ai pas ? protesta la femme.

— Si ça vous convient qu’il meure de faim, vous êtes libre. N’empêche que, si demain nous sommes encore ici, c’est moi qui irai trouver le patron, et nous nous expliquerons tous les deux. On ne peut pas y rester tous pour l’agrément de cette demoiselle, quand le diable y serait !

— Vous n’êtes qu’un lâche ! dit la femme indignée. Moi aussi, j’en ai, des gosses, mais j’aimerais mieux les voir en terre que de faire cette saleté-là.

— Chacun son goût, conclut l’ouvrier. Nous verrons ça demain.

Jane Buxton avait chancelé, frappée en plein cœur. Voici maintenant qu’on parlait d’elle sans se gêner, et que, dans l’opinion de tous ces malheureux, elle était décidément l’unique cause de leurs souffrances ! Cette idée lui était intolérable. Que faire, pourtant, pour leur démontrer qu’ils se trompaient ?

Heure par heure, minute par minute, cette journée du 5 mai s’écoula à son tour. Le soleil se coucha. La nuit vint. Pour la troisième fois depuis le départ de Tongané, de gros nuages masquaient la lune et l’obscurité était profonde. Le nègre profiterait-il de cette circonstance favorable et donnerait-il enfin le signal attendu ?

Bien qu’on ne l’espérât guère, tous