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du 15, de longs conciliabules avec Tongané, puis il demanda à ses amis de l’accompagner chez Camaret, à qui il désirait faire une communication très urgente.

Depuis l’interrogatoire de Frasne, on n’avait plus revu l’ingénieur, qui s’était aussitôt retiré dans son domicile particulier et s’y était claustré. Là, dans la solitude, il s’assimilait douloureusement les notions nouvellement acquises, pris de vertige devant l’abîme que Frasne lui avait révélé.

Il connaissait la vérité tout entière. Il savait que Blackland n’avait été fondée et ne s’était maintenue que par la violence, le vol et le meurtre. Il savait que l’Europe et l’Afrique avaient été, chacune à sa manière, le théâtre des exploits d’Harry Killer et de sa bande. Il n’ignorait plus la honteuse origine de l’or si abondant dans la ville et grâce auquel son œuvre avait été réalisée. Excès et cruautés de la colonne Buxton, assassinat de son chef, hécatombe permanente des malheureux nègres enlevés à leurs villages, pillages, rapines, assassinats en Afrique et en Europe, et, pour finir, cet abominable attentat contre la pacifique mission Barsac, il connaissait tout cela.

De ces innombrables crimes, il se sentait complice. Ne l’était-il pas, en effet, malgré son innocence, lui qui avait fourni les moyens de les accomplir ? En pensant à ce qu’avait été sa vie depuis dix ans, il était envahi par une véritable terreur, et sa raison déjà chancelante fléchissait sous le choc. Par moments, il en arrivait à détester cette ville de Blackland, son œuvre pourtant, cette chair de sa chair, cet entassement de merveilles élevé par lui-même à sa propre gloire. Mais vraiment, les atrocités dont ses habitants s’étaient rendus coupables pouvaient-elles rester impunies ? Et n’était-elle pas maudite, la ville même où étaient éclos de tels crimes ?

Amédée Florence et ses compagnons trouvèrent Camaret absorbé dans ces lugubres pensées. À demi étendu dans un fauteuil, immobile, l’oeil atone, il semblait accablé et sans force. Depuis deux jours qu’on ne l’avait vu, peut-être, au surplus, n’avait-il pris aucune nourriture.

Un tel interlocuteur ne pouvait convenir à Florence, qui désirait avoir en face de lui l’habile inventeur d’autrefois. Sur son ordre, Tongané alla chercher quelques aliments qui furent servis à Camaret. Celui-ci mangea docilement, mais sans manifester l’avidité qu’eût justifiée sa longue abstinence. Après ce repas, cependant, un peu de sang revint à ses joues décolorées.

— Si je vous ai tous réunis ici, dit alors Florence, c’est qu’il m’est venu à l’idée un moyen de sortir de cette situation actuellement sans issue. À force d’y réfléchir, il m’est apparu, en effet, que nous pouvions nous assurer le concours de nombreux alliés que nous avons pour ainsi dire sous la main.

— Quels alliés ? demandèrent à la fois Barsac et le docteur Châtonnay.

— Les nègres du quartier des esclaves, répondit Amédée Florence. D’après ce que nous avons appris avant-hier, ils seraient au moins quatre mille, sans compter les femmes, qui valent bien deux hommes quand elles sont déchaînées. C’est une force qui n’est pas à dédaigner, il me semble.

— Évidemment, reconnut Barsac, mais ces nègres n’ont pas d’armes, et ils ignorent probablement jusqu’à notre existence.

— C’est pourquoi, dit Florence, il faudrait entrer en communication avec eux et les armer.

— C’est facile à dire ! s’écria Barsac.

— Et peut-être à faire, répliqua Florence.

— Vraiment ?… fit Barsac. Sans parler de la question des armes, qui donc irait trouver ces nègres ?

— Un nègre comme eux : Tongané.