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on lui poser une question aussi bête ! Eh quoi ! c’était pour ça qu’on l’avait, tout à l’heure, soumis à la torture !

— Pardi ! fit-il, dans les villages. Pas besoin d’être fort pour savoir ça.

— Par quel moyen ?

Frasne haussa son épaule valide.

— Cette malice !… dit-il. Comme si vous ne le saviez pas. On les prenait, quoi !

— Ah !… fit Camaret, qui baissa la tête d’un air accablé.

Il continua :

— Au début, il a fallu des machines. D’où venaient-elles ?

— Pas de la lune, bien sûr, ricana Frasne.

— Elles venaient d’Europe ?

— C’est à croire.

— Par quel moyen en arrivaient-elles ?

— Probablement que c’était pas en volant… Voyons, monsieur Camaret, en voilà des drôles de questions ! Comment vouliez-vous qu’elles viennent, ces machines ? Elles venaient dans des bateaux, ça va de soi.

— Où les débarquait-on ? continua Camaret tranquillement.

— À Cotonou.

— Mais, de Cotonou à Blackland, il y a loin. Comment les transportait-on jusqu’ici ?

— Chameaux, chevaux, boeufs, nègres, répondit laconiquement Frasne, dont la patience semblait à bout.

— Au cours de ce long voyage, il mourait un grand nombre de ces nègres, je pense ?

— Plus qu’il n’en naissait, bougonna Frasne. Je ne me suis pas amusé à les compter.

Camaret passa à un autre sujet :

— Ces machines, il fallait les payer ?

— Dame !… fit Frasne, qui trouvait les questions de plus en plus saugrenues.

— Il y a donc de l’argent à Blackland ?

— Pour sûr que ce n’est pas ça qui manque.

— D’où vient-il ?

Cette fois, Frasne perdit patience.

— Quand vous aurez fini de me faire marcher, monsieur Camaret, dit-il avec une mauvaise humeur qui n’était pas feinte, en me demandant un tas de choses que vous savez mieux que moi ?

Ce n’est pas pour des prunes que vous avez fait les planeurs. Vous savez bien que, de temps en temps, ils transportent Harry Killer et d’autres, jusqu’aux îles Bissagos où un vapeur vient les prendre et les ramène, après un petit tour en Europe, en Angleterre, le plus souvent. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai qu’en Europe il y a des banques, des vieilles richissimes, etc., etc., enfin, un tas de gens à qui il est profitable de rendre visite… sans être invité. La visite faite, on revient, et ni vu, ni connu.

— Ces voyages-là sont fréquents ? demanda Camaret, dont la honte empourprait le visage.

Frasne eut un geste résigné.

— Enfin ! puisque ça vous amuse !… murmura-t-il. Ça dépend. Trois, quatre fois par an.

— Le dernier voyage, quand a-t-il eu lieu ?

— Le dernier ?… répondit Frasne, qui cherchait consciencieusement dans ses souvenirs. Attendez !… Dans les quatre mois, quatre mois et demi.

— Qui a-t-on visité, cette fois ?

— Je ne sais pas très bien, dit Frasne. Je n’en étais pas, de celui-là. Une banque, je crois. Mais, ce que je sais, c’est qu’on n’a jamais fait un coup pareil.

Marcel Camaret garda un instant le silence. Il était livide, maintenant, et semblait vieilli de dix ans.

— Un dernier mot, Frasne, dit-il. Combien avez-vous de nègres pour travailler dans la campagne ?