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tion ! protesta Camaret révolté. Certes, oui, je les ignore, comme j’ignorais ceux que vous venez de me révéler et ceux, plus terribles encore, que je soupçonne maintenant. Ne sortant guère de cette usine qui repose tout entière sur moi, occupé à enfanter des choses, dont plusieurs sont étonnantes, je peux le dire, je n’ai rien vu, rien su, jamais rien.

— Si nous vous comprenons bien, dit Barsac, vous répondriez indirectement, au moins en partie, à une question que nous nous posons depuis que nous sommes ici. C’est pour nous un grand étonnement que cette ville et la campagne environnante puissent être l’œuvre d’un Harry Killer. Quand on songe qu’il y a dix ans c’était ici un océan de sable ! Dans quel but qu’elle ait été accomplie, la transformation est prodigieuse. Or, quand bien même Harry Killer aurait été doué, dans le principe, d’une véritable intelligence, il y a longtemps que cette intelligence serait noyée dans l’alcool, et nous ne nous expliquons pas comment ce dégénéré peut être l’auteur de telles merveilles.

— Lui !… s’écria Marcel Camaret, emporté par une soudaine indignation. Lui !… Ce néant, ce zéro !… Y pensez-vous !… L’œuvre est belle, en effet, mais, pour la réaliser, il fallait autre chose qu’un Harry Killer.

— Quel en serait donc l’auteur ? demanda Barsac.

— Moi !… prononça superbement Marcel Camaret, le visage étincelant d’orgueil. C’est moi qui ai créé tout ce qui existe ici. C’est moi qui ai répandu la pluie bienfaisante sur le sol aride et brûlé du désert. C’est moi qui l’ai transformé en campagne verdoyante et fertile. C’est moi qui, de rien, ai fait cette ville, ainsi que Dieu, du néant, a fait l’univers !

Barsac et ses compagnons échangèrent un regard inquiet. Tandis que, tout frémissant d’un maladif enthousiasme, il chantait cet hymne à sa propre gloire, Marcel Camaret levait vers le ciel des yeux égarés, comme s’il y eût cherché celui auquel il osait se comparer. N’avait-on donc fait que passer d’un fou à un fou ?

— Puisque, dit le docteur Châtonnay après un instant de silence, vous êtes l’auteur de ce que nous avons vu ici, comment avez-vous pu abandonner votre œuvre à Harry Killer, sans vous inquiéter de l’usage qu’il en ferait ?

— Quand elle a lancé les astres dans l’infini, répliqua superbement Camaret, la puissance éternelle s’est-elle inquiétée du mal qui en résulterait ?

— Elle punit quelquefois, murmura le docteur.

— Et je punirai comme elle, s’il y a lieu, affirma Camaret, dont les yeux eurent de nouveau une inquiétante lueur.

Les fugitifs étaient démoralisés. Quel fond pouvaient-ils faire sur cet homme, génial peut-être, mais assurément déséquilibré, capable, à la fois, d’un aussi complet aveuglement et de cet orgueil démesuré ?

— Serait-il indiscret, monsieur Camaret, dit Amédée Florence, désireux de ramener la conversation vers des sujets plus concrets, de vous demander comment vous avez connu Harry Killer et comment le projet de fonder Blackland a pu naître dans votre cerveau ?

— En aucune façon, répondit avec douceur Marcel Camaret, qui revenait graduellement à son calme habituel. Le projet est d’Harry Killer. L’exécution seule est de moi. J’ai connu Harry Killer lorsque je faisais partie d’une expédition organisée par une compagnie anglaise, et que commandait un capitaine en disponibilité, du nom de George Buxton…

À ce nom, tous les regards convergèrent vers Jane. Mais celle-ci demeura impassible.