Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/171

Cette page n’a pas encore été corrigée

la boucle du Niger, une mission dont mes compagnons ici présents faisaient partie, reprit Barsac, nous avons eu à lutter sans cesse contre les obstacles qu’Harry Killer accumulait à plaisir devant nous.

— Dans quel but aurait-il agi ainsi ? objecta Camaret, faisant preuve d’un commencement d’attention.

— Dans le but de nous barrer la route du Niger, car Harry Killer veut que son repaire reste ignoré de tous. C’est pourquoi il s’est efforcé de nous écarter de cette région, de peur que nous n’entendions parler de Blackland, dont personne, en Europe, ne soupçonne même l’existence.

— Que me dites-vous là ?… s’écria Camaret avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle. Il est impossible qu’on ignore cette ville en Europe, où de nombreux ouvriers sont retournés, après avoir séjourné ici un temps plus ou moins long.

— Il en est cependant ainsi, répliqua Barsac.

— Vous m’affirmez, insista Camaret de plus en plus troublé, que personne, je dis : personne, ne nous connaît ?

— Absolument personne.

— Et qu’on considère toujours cette partie du désert comme tout à fait inhabitée ?

— Oui, monsieur, je l’affirme.

Camaret s’était levé. En proie à une émotion violente, il marchait de long en large à travers la pièce.

— Inconcevable !… Inconcevable !… murmurait-il.

Son agitation ne dura que quelques instants. Bientôt, ayant retrouvé le calme par un effort de volonté, il reprit son siège.

— Continuez, monsieur, je vous en prie, dit-il, un peu plus pâle seulement que de coutume.

— Je ne vous ennuierai pas, reprit Barsac, déférant à cette invitation, avec le récit de toutes les vexations que nous avons eu à subir. Il me suffira de vous dire, qu’après avoir réussi à nous séparer de notre escorte, Harry Killer, furieux de voir que nous persistions dans la direction qu’il nous interdisait, nous a fait enlever en pleine nuit par ses hommes et nous a transportés ici, où, depuis quinze jours, il nous retient prisonniers, en nous menaçant de la corde à tout propos.

Un peu de sang était monté au visage de Marcel Camaret, dont le regard commençait à prendre une expression menaçante.

— Ce que vous me dites là est inimaginable !… s’écria-t-il, quand Barsac eut fini de parler. Comment !… Harry Killer se serait conduit de la sorte !…

— Et ce n’est pas tout, dit Barsac, qui raconta l’odieuse violence dont Jane Buxton était victime et le massacre des deux nègres, l’un frappé par une torpille aérienne, l’autre saisi par un planeur et précipité sur la plate-forme de la tour, où il s’était affreusement broyé.

Marcel Camaret était bouleversé. Pour la première fois peut-être, il quittait le domaine de la pure abstraction et prenait contact avec la réalité. Son honnêteté latente avait fort à souffrir de cette rencontre. Eh quoi ! lui qui n’eût pas écrasé un insecte, il avait, sans se douter de rien, vécu de longues années auprès d’un être capable de pareilles atrocités !

— C’est abominable… affreux !… disait-il.

L’horreur que lui inspirait le récit de Barsac était, à n’en pas douter, aussi sincère que profonde. Comment concilier cette sensibilité, cette droiture morale certaine avec sa présence dans une ville que la qualité du chef rendait aussi suspecte ?

— Mais enfin, monsieur, fit observer Barsac, traduisant la pensée de tous, un homme qui commet froidement de tels actes n’en est pas à son coup d’essai. Harry Killer a sûrement d’autres crimes sur la conscience. Vous les ignorez donc ?

— Et vous, vous osez me poser cette ques-