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M. Barsac, il éloigne le verre de ses lèvres, puis, sans donner aucune marque de colère :

— Je ne sais trop… dit-il d’un ton indécis, en levant les yeux au plafond. Peut-être bien que je vous ferai pendre…


IV

du 26 mars au 8 avril

Ainsi que le dit Amédée Florence dans ses notes, les six prisonniers sortirent bouleversés de leur entrevue avec Harry Killer. La mort des deux malheureux nègres, et surtout l’effroyable fin du second, les avait profondément émus. Se pouvait-il qu’il existât des êtres assez féroces pour causer de pareilles souffrances, sans raison, par caprice, dans le seul but de prouver un détestable pouvoir ?

Une surprise, d’ailleurs agréable, les attendait au sortir de cette entrevue mouvementée. Sans doute, Harry Killer, qui venait de leur accorder un mois de réflexion, voulait-il essayer de les gagner par de bons procédés. Quoi qu’il en fût, les portes de leurs cellules respectives ne furent plus verrouillées comme elles l’avaient été jusqu’alors, et ils purent, à partir de cet instant, circuler librement dans la galerie, qui devint une pièce commune, où il leur fut loisible de se réunir autant qu’il leur plaisait.

À l’une des extrémités de cette galerie s’amorçait un escalier débouchant, à l’étage immédiatement supérieur, sur le sommet du bastion d’angle dans lequel leurs cellules étaient situées. La jouissance de cette plate-forme leur fut également laissée. Si, pendant les heures de soleil, ils ne pouvaient guère profiter de cet avantage, ils apprécièrent au contraire très vivement le plaisir de passer en plein air leurs soirées, qu’ils prolongeaient à leur gré, sans que personne leur fît la moindre observation.

Dans ces conditions, la vie n’avait, en somme, rien de très pénible, et ils se trouvaient aussi heureux que le permettaient la privation de leur liberté et l’inquiétude légitime qu’ils concevaient de l’avenir. L’ensemble des cellules, de la galerie et de la terrasse constituait un véritable appartement autonome, où rien ne rappelait la prison, si ce n’est la porte fermée à l’autre extrémité de la galerie faisant face à l’escalier dont l’accès leur était permis. C’est derrière cette porte close que se tenaient leurs gardiens. Les voix de ceux-ci, le cliquetis de leurs armes rappelaient constamment aux prisonniers que cette limite était infranchissable.

Le service domestique était assuré par Tchoumouki, qui faisait preuve d’un grand zèle. On ne le voyait, d’ailleurs, que pendant le temps du service. Hors les heures consacrées au nettoyage des cellules et aux repas, il n’était jamais là, et l’on n’avait pas à subir la présence de ce coquin, auquel, pour une part tout au moins, les prisonniers devaient leurs malheurs présents.

Pendant le jour, ceux-ci voisinaient ou faisaient les cent pas dans la galerie, puis, au coucher du soleil, ils montaient sur la plate-forme, où, parfois, Tchoumouki servait même le dîner.

Le bastion, de forme carrée, dans lequel ils étaient incarcérés, occupait l’angle occidental du Palais, et dominait de deux côtés la grande terrasse, dont une série de cours intérieures le séparait, qu’ils avaient traversée pour gagner la tour centrale où ils avaient vu le cycloscope. De ses deux autres façades, l’une s’élevait de l’esplanade ménagée entre le Palais et l’Usine, esplanade qu’une énorme muraille limitait du côté de la Red River, l’autre prolongerait cette dernière muraille et tombait à pic dans la rivière d’une hauteur de trente mètres environ.