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Avec lui, pas de demi-mesure. Il passe sans transition d’une fureur folle à un calme glacial, et réciproquement. Pour l’instant, il ne reste aucune trace de sa dernière colère.

— Vous êtes ici à quarante mètres de hauteur, nous dit-il du ton d’un cicérone expliquant un point de vue. L’horizon est donc distant de vingt-trois kilomètres environ. Vous pouvez constater, cependant, que, si loin que portent vos regards, le désert qui nous entoure a fait place à une campagne fertile. L’empire dont je suis le chef aurait donc, au minimum, plus de seize cents kilomètres carrés. Il en a trois mille, en réalité. Telle est l’œuvre accomplie en dix ans.

Harry Killer s’interrompt un instant. Quand il a suffisamment joui dans son orgueil, légitime cette fois après tout, il reprend :

— Si quelqu’un tentait de pénétrer sur cette étendue de trois mille kilomètres carrés ou essayait d’en sortir, je serais immédiatement prévenu par un triple rang de postes établis en plein désert, et que le téléphone relie à ce palais…

Voilà donc l’explication des oasis et des poteaux télégraphiques que j’ai vus avant-hier matin. Mais écoutons Harry Killer, qui, nous montrant une sorte de lanterneau de verre, comparable à celui d’un phare, bien que de dimensions plus importantes, élevé au milieu de la plate-forme, continue sur le même ton :

— N’en serait-il pas ainsi, que personne ne pourrait encore franchir malgré moi une zone de protection large d’un kilomètre, située à cinq kilomètres des murailles de Blackland, que les rayons de puissants projecteurs parcourent pendant la nuit. Grâce à sa disposition optique, cet instrument, qui a reçu le nom de cycloscope, redresse suivant la verticale cette bande de terrain circulaire, dont le veilleur, qui se trouve au centre de l’appareil, a constamment sous les yeux tous les points énormément grossis. Entrez dans le cycloscope, je vous y autorise, et rendez-vous compte par vous-mêmes.

Notre curiosité vivement excitée, nous profitons de la permission, et nous pénétrons dans le lanterneau par une porte faite d’une énorme lentille jouant sur des charnières. À peine y sommes-nous enfermés, que le monde extérieur change d’aspect à nos yeux. De quelque côté qu’ils se portent, nous n’apercevons d’abord qu’une muraille verticale, qu’un réseau de traits noirs divisé en une multitude de petits carrés distincts. Cette muraille, dont la base est séparée de nous par un abîme de ténèbres, et dont le sommet nous paraît s’élever à une hauteur prodigieuse, semble faite d’une sorte de lumière laiteuse. Toutefois, nous ne tardons pas à constater que sa couleur est loin d’être uniforme, mais qu’elle est, au contraire, la résultante d’une infinité de taches de tonalités différentes, aux contours assez indécis. Un instant d’attention nous montre que ces taches sont, les unes, des arbres, les autres, des champs ou des chemins, d’autres encore, des hommes en train de travailler la terre, le tout suffisamment grossi pour être reconnu sans effort.

— Vous voyez ces nègres, dit Harry Killer, en nous désignant deux des taches en question, que sépare un grand intervalle. Admettons qu’ils aient l’idée de s’enfuir. Ce ne serait pas long.

Tout en parlant, il a saisi un transmetteur téléphonique.

— Cent onzième cercle ; rayon quinze cent vingt-huit, dit-il. Puis, s’emparant d’un autre transmetteur, il ajoute :

— Quatorzième cercle. Rayon six mille quatre cent deux. Enfin, se tournant vers nous :

— Regardez bien, nous recommande-t-il.