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vu, du reste, et il aurait promis à celui-ci une vie large et facile. Telles sont les raisons pour lesquelles Tchoumouki aurait tourné casaque.

Quand je lui demande s’il sait ce qu’est devenu son ancien camarade Tongané, sa vilaine figure prend une expression féroce, il se passe la main sur le cou, et fait :

— Couic !…

Mes conjectures étaient donc exactes. Le pauvre Tongané est bien mort.

Tchoumouki achève ses confidences. Le ronflement que j’ai entendu le jour de sa disparition provenait d’une machine volante qui amenait le lieutenant Lacour, ou plutôt le capitaine Edward Rufus, dont les hommes étaient venus à notre rencontre, par la voie terrestre, sous le commandement de deux sous-officiers, en mettant à sac, pour se distraire, les villages qui se trouvaient sur leur passage. Ce sont les patins de cette machine volante qui ont creusé dans la brousse, au moment de l’atterrissage, les ornières que j’ai remarquées le lendemain, au cours de ma promenade avec Tongané. Ainsi s’expliquent le délabrement des soldats et l’impeccable élégance de l’officier, ainsi s’expliquent la terreur du nègre blessé par une balle explosible, en reconnaissant l’un des assaillants de son village, et son indifférence pour le soi-disant lieutenant qu’il n’avait jamais vu. Quant à lui, Tchoumouki, il a été emmené par la même machine revenant à son port d’attache, ici, c’est-à-dire…

Tchoumouki prononce un nom qu’il écorche terriblement. Au prix d’une longue attention, je discerne enfin qu’il a l’intention de dire « Blackland », mot composé anglais dont la traduction littérale est Terre noire. Le nom est plausible. Nous serions donc à Blackland, ville merveilleuse, au dire de Tchoumouki, bien qu’absolument inconnue des plus avisés géographes.

Tandis que le nègre me donne ces renseignements, je réfléchis. Puisqu’il a trahi par intérêt, pourquoi l’intérêt ne le ferait-il pas trahir ses nouveaux maîtres ? Je fais aussitôt à Tchoumouki des ouvertures dans ce sens, et je parle d’une grosse somme, qui lui suffirait à passer sa vie entière dans une position toute naturelle, mais il hoche la tête, en homme qui ne voit pas la possibilité de gagner la timbale.

— Y en a pas moyen partir, me dit-il. Ici, y en a beaucoup soldats, beaucoup « manières toubab », beaucoup grands murs.

Il ajoute que la ville est entourée par le désert, qu’il nous serait impossible de franchir. C’est exact, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte pendant la traversée aérienne. Sommes-nous donc condamnés à rester ici jusqu’à la fin de nos jours ?

Le repas terminé, Tchoumouki se retire et ma journée s’achève dans la solitude.

Le soir venu, il me sert à dîner (cuisine très suffisante, en somme), puis, au moment où ma montre marque neuf heures et quelques minutes, extinction subite de l’ampoule électrique. Je me couche à tâtons.

Après une nuit excellente, comme je l’ai dit, je me lève, le 25 mars, et rédige les notes portant cette date où sont relatées les péripéties de notre enlèvement. Je ne vois personne, à l’exception de Tchoumouki, qui me sert régulièrement mes repas. Le soir, instruit par l’expérience, je me couche plus tôt. J’ai lieu de m’en applaudir. À la même heure que la veille, l’électricité s’éteint. C’est évidemment la règle de la maison.

Deuxième nuit excellente, et me voici de nouveau, ce matin, 26 mars, frais et dispos, mais hélas ! toujours prisonnier. Cette situation est absurde, car, enfin, que nous veut-on ? Quand verrai-je seulement quelqu’un à qui je puisse le demander ?