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venons de goûter les charmes. La vérité est que je n’en ai aucune idée. Quoi qu’il en soit, je peux, sans crainte de me tromper, m’exprimer ainsi qu’il suit : Voilà près de vingt-quatre heures que nous sommes prisonniers, et c’est ce matin seulement, après une nuit d’ailleurs excellente, que je me sens la force d’ajouter ces notes à mon carnet, qui commence à en contenir de raides, j’ose le dire.

En dépit d’une leçon de voltige équestre qu’il nous a fallu prendre bon gré, mal gré, la santé générale serait satisfaisante, et nous serions tous à peu près en forme, si Saint-Bérain n’était cloué au lit par un féroce lumbago, mieux que par la meilleure chaîne d’acier. Le pauvre homme, aussi raide qu’un pieu, est incapable du moindre mouvement, et nous devons le faire manger comme un enfant. À cela, rien d’étonnant. L’étonnant, au contraire, c’est que nous puissions remuer encore, après la petite chevauchée d’hier matin.

En ce qui me concerne, j’ai été, toute la journée d’hier, brisé, moulu, hors d’état de rassembler deux idées. Aujourd’hui, ça va mieux, bien que pas très fort encore. Essayons, cependant, de retrouver nos esprits, comme dit le camarade, qui, à en juger par ce pluriel, en avait sans doute plusieurs, le veinard, et de récapituler les événements extraordinaires dont mes compagnons et moi avons été les déplorables héros.

Donc, avant-hier, nous nous étions couchés, rompus de fatigue, et nous dormions du sommeil du juste, quand, un peu avant l’aube, nous sommes réveillés par un bruit infernal. C’est ce même ronflement qui m’a déjà intrigué trois fois, mais aujourd’hui il est beaucoup plus intense. Nous n’ouvrons les yeux que pour les refermer aussitôt, car nous sommes éblouis par des lumières fulgurantes qui semblent projetées sur nous d’une certaine hauteur.

Nous ne sommes pas revenus de ce vacarme et de cette illumination également inexplicables, quand des hommes tombent sur nous à l’improviste. Nous sommes bousculés, renversés, ligotés, bâillonnés et aveuglés par une espèce de sac, dans lequel on nous introduit jusqu’à la taille. Tout cela en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Il n’y a pas à dire, c’est de l’ouvrage bien faite.

En un tour de main, je suis ficelé comme un saucisson. À mes chevilles, à mes genoux, à mes poignets, qu’on a soigneusement croisés derrière le dos, des liens qui m’entrent dans la chair. C’est délicieux !

Tandis que je commence à apprécier cette agréable sensation, j’entends une voix, dans laquelle je reconnais immédiatement l’organe enchanteur du lieutenant Lacour, prononcer ces mots d’un ton rude :

— Y êtes-vous, les garçons ?

Puis, presque aussitôt, sans laisser auxdits garçons — de charmants garçons, sans aucun doute — le temps de répondre, la même voix reprend, d’un ton plus rude encore :

— Le premier qui bouge, une balle dans la tête… Allons, en route, nous autres !

Nul besoin d’être licencié es lettres pour comprendre que la seconde phrase est pour nous. Il en a de bonnes, l’ex-commandant de notre escorte ! Bouger ?… Il en parle à son aise. Non, je ne bougerai pas, et pour cause. Mais j’écoute.

Précisément, quelqu’un répond au sémillant lieutenant :

— Wir können nicht hier heruntersteigen. Es sind zu viel Baume.

Bien que je n’entende goutte à ce jargon, je parie tout de suite avec moi-même que c’est de l’allemand. M. Barsac, très ferré sur cet idiome rocailleux, m’a dit depuis que j’avais gagné, et que cela signifie : « Nous ne pouvons pas descendre ici, il y a trop d’arbres. » C’est bien possible.