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manquaient du renseignement le plus insignifiant, ces ouvriers ne demandaient qu’exceptionnellement à quitter leur petite cité particulière. Ils y vivaient entre eux, neuf esclaves noirs des deux sexes, prisonniers comme eux-mêmes, aidant les femmes dans les soins domestiques, heureux, en somme, plus heureux, en tout cas, qu’ils ne l’avaient été dans leur pays d’origine, tout à leurs travaux qui les passionnaient à ce point qu’ils les prolongeaient parfois spontanément fort avant dans la nuit.

Au-dessus d’eux, les ouvriers n’avaient qu’un chef, leur directeur, un Français, du nom de Marcel Camaret, qu’ils n’étaient pas loin de considérer comme un dieu.

Marcel Camaret était le seul habitant de l’Usine qui pût librement en sortir et errer à son gré, soit dans les rues, soit aux environs de Blackland. Bien qu’il ne se fît pas faute d’user de cette liberté et de promener de tous côtés ses rêveries, il ne faudrait pas en conclure qu’il fût mieux renseigné que le personnel placé sous ses ordres sur les mœurs particulières de cette ville, dont il ignorait jusqu’au nom.

Un des ouvriers lui ayant demandé un jour ce renseignement, Camaret avait cherché un instant, de bonne foi, puis, au grand étonnement de son subordonné, il avait répondu avec hésitation :

— Ma foi… je ne sais trop…

Jamais, jusqu’alors, il n’avait pensé à s’informer de ce détail. Il n’y pensa, d’ailleurs, pas davantage après que la question lui eut été posée.

C’était un être étrange que Marcel Camaret.

Il paraissait âgé d’une quarantaine d’années. De taille moyenne, ses épaules étroites, sa poitrine plate, ses cheveux ténus et rares d’un blond fade lui donnaient une apparence délicate et frêle. Ses gestes étaient mesurés, son calme inaltérable, et il parlait, avec une timidité d’enfant, d’une voix faible et douce, qui ne s’élevait jamais au ton de la colère, voire de l’impatience, dans aucune circonstance quelle qu’elle fût. Il tenait constamment un peu penchée sur l’épaule gauche sa tête trop lourde, et son visage, d’une pâleur mate, aux traits fins et maladifs, n’avait qu’une beauté : deux admirables yeux bleus pleins de ciel et de rêve.

Un observateur attentif eût découvert encore autre chose dans ces yeux magnifiques. À de certains moments, une lueur vague et trouble y passait, et, parfois, leur expression avait, pour un instant, quelque chose d’égaré. Qui eût surpris cette lueur n’eût pas manqué de soutenir que Marcel Camaret était fou, et peut-être, après tout, ce jugement n’eût-il pas été très loin de la vérité. N’est-elle pas bien petite, en effet, la distance qui sépare l’homme supérieur du dément ? Par quelque côté le génie ne touche-t-il pas à la folie ?

En dépit de sa timidité, de sa faiblesse physique et de sa douceur, Marcel Camaret était doué d’une énergie sans limites. Les plus grandes calamités, les dangers les plus imminents, les privations les plus cruelles le laissaient insensible. La raison en est qu’il les ignorait. Ses limpides yeux bleus ne regardaient qu’en dedans et ne voyaient rien des contingences extérieures. Il vivait hors du temps, dans un monde féerique tout peuplé de chimères. Il pensait. Il pensait fortement, il pensait uniquement et toujours. Marcel Camaret n’était qu’une machine à penser, machine prodigieuse, inoffensive — et terrible.

Distrait à rendre des points à Saint-Bérain, ou plutôt « étranger » à tout ce qui constitue la vie matérielle, il était plus d’une fois tombé dans la Red river, en croyant s’engager sur un pont. Son domestique, auquel un faciès simiesque avait valu le nom de Joko, ne pouvait arriver à le faire manger à des heures régulières. Marcel Camaret mangeait quand il avait faim,