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Quels étaient les êtres malfaisants qui détruisaient ainsi les villages, pillaient les cases, s’appropriaient les misérables richesses des pauvres nègres, et disparaissaient en laissant derrière eux la ruine, le désespoir et la mort ? Nul ne le savait. Nul n’avait même cherché à le savoir. Qui eût osé suivre à la trace, en effet, des ennemis que l’imagination populaire douait d’un pouvoir surnaturel, et que beaucoup supposaient être les féroces divinités du désert ?

Tels étaient les bruits qui couraient, à cette époque, le long du Niger, de l’Aribinda au Gourma, jusqu’à plus de cent cinquante kilomètres de sa rive droite.

Si, plus hardi que ces nègres pusillanimes, quelqu’un s’était aventuré dans le désert, et si cet audacieux avait atteint, au prix d’un parcours de deux cent soixante kilomètres, le point situé par un degré quarante minutes de longitude est et par quinze degrés cinquante minutes de latitude nord, il aurait eu la récompense de son courage, car il aurait vu ce qui n’avait jamais été vu, ni par les géographes, ni par les explorateurs, ni par les caravanes : une ville1.

Oui, une ville, une véritable ville, qui ne figurait sur aucune carte et dont personne ne soupçonnait l’existence, bien que sa population totale ne fût pas inférieure, non compris les enfants, à six mille huit cent huit habitants.

Si l’hypothétique voyageur avait alors demandé le nom de cette ville à l’un des habitants, et si celui-ci avait consenti à le renseigner, on lui aurait dit, peut-être, en anglais : « Blackland is the name of this city », mais il aurait pu aussi arriver qu’on lui répondît en italien : « Questa città e Terra Nera » ; en bambara : « Ni dougouba ntocko a bé Bankou Fing » ; en portugais : « Hista cidada e Terranegra » ; en espagnol : « Esta ciudad es Tierranegra », ou en n’importe quelle autre

1 Depuis le moment où ces événements se sont déroulés, la région située dans l’est de Gao-Gao a été enfin reconnue. La suite du récit expliquera pour quelle raison il n’a été trouvé que peu de traces de la ville dont il est ici question. langue, toutes réponses qui eussent signifié en français : « Le nom de cette ville est Terre-Noire ».

Rien d’impossible même à ce que le renseignement eût été donné en latin : « Ista urbs Terra nigra est ». C’est que le questionneur aurait eu affaire en ce cas à Josias Eberly, un ancien professeur qui, n’ayant pas trouvé à Blackland l’emploi de son érudition, y avait ouvert boutique et s’était transformé en apothicaire et en marchand de produits pour la teinture, ainsi que l’indiquait cette enseigne : Josias Eberly. Druggist. Products for dye.