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Le mérite d’Amédée Florence était d’autant plus grand qu’il éprouvait, en fait, outre les soucis communs à tous, une inquiétude supplémentaire que ses compagnons ne soupçonnaient même pas. Cela remontait au 12 mars, c’est-à-dire au jour où, pour la première fois, on avait traversé un village dont le sac paraissait dater de la veille. Depuis ce jour, Amédée Florence avait acquis l’intime conviction qu’on était surveillé, suivi, épié. Des espions guettaient dans la brousse, il en était sûr, escortant pas à pas la mission désemparée, assistant à son agonie, prêts sans doute à annihiler l’effort de ces naufragés de la terre, au moment où ceux-ci atteindraient enfin le salut. L’œil et l’oreille constamment au guet, il avait recueilli des preuves nombreuses à l’appui de ses soupçons : pendant le jour, nouvelles traces de campement récent, détonations à peine perceptibles, galops de chevaux dans le lointain ; pendant la nuit, chuchotements, glissements, et, parfois, passage d’une ombre incertaine quand l’obscurité était profonde. De ses observations, de ses réflexions, de ses craintes, il s’était abstenu de rien dire à ses compagnons, afin de ne pas augmenter leurs angoisses, et il avait recommandé le silence à Tongané, dont les remarques étaient conformes aux siennes. Ils se contenteraient de faire tous deux une garde vigilante, jusqu’au moment où le reporter estimerait utile de mettre ses amis dans la confidence.

Le voyage, compliqué par de telles difficultés, ne put évidemment s’accomplir dans les délais prévus. Ce fut seulement le soir du 23 mars qu’on fit halte pour la dernière fois avant d’arriver à Koubo. Sept à huit kilomètres en séparaient encore les voyageurs exténués, mais, à moins de deux mille mètres, on devait trouver, d’après Tongané, la tombe où reposaient les restes du capitaine George Buxton. Le lendemain, dès l’aurore, on se remettrait en route. Quittant le chemin tracé, on irait d’abord jusqu’aux lieux où la troupe révoltée avait été anéantie, puis on se dirigerait vers le village. S’il était en meilleur état que les autres, on s’y ravitaillerait et l’on y prendrait un repos de plusieurs jours, pendant lesquels Jane Buxton poursuivrait son enquête. Dans le cas contraire, ou bien on obliquerait sur Gao, ou bien on se dirigerait sur Tombouctou ou sur Djenné, dans l’espoir de rencontrer vers le nord ou vers l’ouest des territoires moins ravagés.

C’est à ce moment qu’Amédée Florence crut devoir mettre ses compagnons au courant des faits qui le préoccupaient. Pendant qu’on se reposait des fatigues du jour et que Malik faisait cuire le frugal repas sur un feu d’herbes, il leur fit part de ses remarques nocturnes et diurnes, desquelles il résultait qu’on ne pouvait très probablement