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JOHN WATKINS RÉFLÉCHIT.


l’adresser à qui de droit, le jeune ingénieur soupa quelque peu et alla se coucher.

Le lendemain matin, Cyprien quittait sa demeure et se promenait, tout pensif, sur les divers terrains de mines. Certains regards, rien moins que sympathiques, l’accueillaient visiblement à son passage. S’il ne s’en apercevait pas, c’est qu’il avait oublié toutes les conséquences de sa grande découverte, si durement établies la veille par John Watkins, c’est-à-dire la ruine, en un délai plus ou moins long, des concessionnaires et des concessions du Griqualand. Cela, cependant, était bien fait pour inquiéter au milieu d’un pays à demi sauvage, où l’on n’hésite pas à se faire justice de ses propres mains, où la garantie du travail, et par conséquent du commerce qui en découle, est la loi suprême. Que la fabrication du diamant artificiel devînt une industrie pratique, et tous les millions enfouis dans les mines du Brésil comme dans celles de l’Afrique australe, sans parler des milliers d’existences déjà sacrifiées, étaient irrémédiablement perdus. Sans doute, le jeune ingénieur pouvait garder le secret de son expérience ; mais, à ce sujet, sa déclaration avait été très nette : il était décidé à ne pas le faire.

D’autre part, pendant la nuit, — une nuit de torpeur durant laquelle John Watkins ne rêva que de diamants invraisemblables, d’une valeur de plusieurs milliards, — le père d’Alice avait pu méditer et réfléchir à ceci. Qu’Annibal Pantalacci et autres mineurs vissent avec inquiétude et colère la révolution que la découverte de Cyprien allait apporter dans l’exploitation des terrains diamantifères, rien de plus naturel, puisqu’ils les exploitaient pour leur propre compte. Mais lui, simple propriétaire de la ferme Watkins, sa situation n’était pas la même. Sans doute, si les claims étaient abandonnés par suite de la baisse des gemmes, si toute cette population de mineurs finissait par abandonner les champs du Griqualand, la valeur de sa ferme s’amoindrirait dans une proportion notable, ses produits n’auraient plus un écoulement facile, ses maisons ou ses cases ne se loueraient plus, faute de locataires, et peut-être serait-il un jour dans l’obligation d’abandonner un pays devenu improductif.

« Bon ! se disait John Watkins, avant d’en venir là, plusieurs années se passeront encore ! La fabrication des diamants artificiels n’en est point arrivée à l’état pratique, même avec les procédés de monsieur Méré ! Peut-être y a-t-il eu beaucoup de hasard dans son affaire ! Mais en attendant, hasard ou non, il n’en a pas moins fait une pierre d’une valeur énorme, et si, dans les conditions d’un diamant naturel, elle vaut une cinquantaine de millions, elle