vingt-dix jours ! Vous venez le trouver et vous lui dites : John Stapleton Watkins, vous avez une fille charmante, parfaitement élevée, universellement reconnue comme la perle du pays, et, ce qui ne gâte rien, votre unique héritière pour la propriété du plus riche Kopje de diamants des Deux-Mondes ! Moi, je suis monsieur Cyprien Méré, de Paris, ingénieur, et j’ai quatre mille huit cents francs d’appointements !… Vous allez donc, s’il vous plaît, me donner cette jeune personne en mariage, afin que je l’emmène dans mon pays et que vous n’entendiez plus parler d’elle, si ce n’est de loin en loin, par la poste ou le télégraphe !… Et vous trouvez cela tout naturel ?… Moi, je trouve cela renversant ! »
Cyprien s’était levé, très pâle. Il avait pris son chapeau et se préparait à sortir.
« Oui !… renversant, répéta le fermier. Ah ! Je ne dore pas la pilule, moi !… Je suis un Anglais de vieille roche, monsieur !… Tel que vous me voyez, j’ai été plus pauvre que vous, oui, beaucoup plus pauvre !… J’ai fait tous les métiers !… J’ai été mousse à bord d’un navire marchand, chasseur de buffles dans le Dakota, mineur dans l’Arizona, berger dans le Transvaal !… J’ai connu le chaud, le froid, la faim, la fatigue !… J’ai gagné, pendant vingt ans, à la sueur de mon front, la croûte de biscuit qui me servait de dîner !… Quand j’ai épousé feu mistress Watkins, la mère d’Alice, une fille de Boër d’origine française[1], — comme vous, pour le dire en passant, — nous n’avions pas, à nous deux, de quoi nourrir une chèvre ! Mais j’ai travaillé !… Je n’ai pas perdu courage !… Maintenant, je suis riche et j’entends profiter du fruit de mes labeurs !… J’entends garder ma fille, surtout, — pour soigner ma goutte et me faire de la musique, le soir, quand je m’ennuie !… Si elle se marie jamais, elle se mariera ici même, avec un garçon du pays, aussi riche qu’elle, fermier ou mineur comme nous, et qui ne me parlera pas de s’en aller vivre en meurt-de-faim à un troisième étage dans un pays où je n’ai jamais eu envie de mettre le pied de ma vie : Elle se mariera avec James Hilton, par exemple, ou un autre gaillard de sa trempe !… Les prétendants ne manquent pas, je vous l’assure !… Enfin, un bon Anglais, qui n’ait pas peur d’un verre de gin et qui me tienne compagnie, quand je fume une pipe ! »
Cyprien avait déjà la main sur le bouton de la porte pour quitter cette salle dans laquelle il étouffait.
- ↑ Un grand nombre de Boërs ou paysans hollandais de l’Afrique méridionale descendent des Français, passés en Hollande, puis à la colonie du Cap, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes.