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AU LARGE.

insolente, il traînait son immense corps d’un siège à l’autre, toujours armé de son immense pipe d’où s’échappaient d’immenses nuages de fumée.

Johnson formait le pendant de ce philosophe. Deux ou trois fois par jour, on le voyait apparaître sur le pont. Quelques minutes, il le parcourait brutalement, reniflant, crachant, sacrant, roulant comme une barrique, dont ses goûts avaient fini par lui donner les apparences et les allures, puis il retournait dans le coffee-room, et bientôt on l’entendait réclamer à grand bruit quelque cock-tail ou quelque grog. S’il n’était pas agréable, du moins n’était-il pas gênant.

Au milieu de tout ce monde, Robert menait une existence paisible. De temps à autre, il échangeait quelques mots avec Saunders, quelquefois aussi avec Roger de Sorgues, qui paraissait dans les meilleures dispositions pour son compatriote. Mais celui-ci, s’il avait hésité jusqu’ici à détruire la frauduleuse légende inventée par Thompson, entendait cependant n’en pas profiter outre mesure. Il demeurait sur une prudente réserve et ne se livrait pas.

Le hasard ne l’avait plus mis en rapport avec la famille Lindsay. Matin et soir, on échangeait un salut. Rien de plus. Cependant, en dépit de l’insignifiance de leurs relations, Robert s’intéressait malgré lui à cette famille, et il ressentit comme une vague jalousie, quand, présenté par Thompson, et aidé par l’obligatoire cohabitation du bord, Roger de Sorgues, en quelques jours, se lia intimement avec les passagères américaines.

Presque toujours seul et désœuvré, Robert restait du matin au soir sur le spardeck, et se persuadait y trouver une distraction dans le va-et-vient des voyageurs. En réalité, certains d’entre eux l’intéressaient plus spécialement et c’est en général du côté de la famille Lindsay que ses regards se dirigeaient sans qu’il y pensât. S’apercevait-il tout à coup de cette indiscrète contemplation, il détournait aussitôt les yeux, mais pour les ramener trente secondes après vers le groupe qui l’hypnotisait.