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L’AGENCE THOMPSON AND Co.

Malgré son ordinaire aplomb, Thompson avait légèrement pâli ; l’affaire cette fois était grave. Encaisser des gens le prix d’un voyage, puis les semer tranquillement en route, nul doute que les tribunaux anglais appréciassent fort mal cette fantaisie.

— Il n’y a qu’un moyen, dit-il après un instant de réflexion. Si ces messieurs le veulent bien, nous allons retourner à Santa-Cruz de Ténériffe. Grâce au détour que nous avons fait, cela ne nous écartera guère de notre route, et dès demain matin…

Un tollé général lui coupa la parole. Tous les passagers parlaient à la fois. Allonger d’une nuit, d’une heure même, un voyage en la compagnie de l’Administrateur Général, jamais ! Décidément, l’étincelle avait jailli, l’orage éclatait. Quant à la foudre, Saunders se chargeait de la décider à tomber.

À lui tout seul, il parlait plus haut que les autres. Il gesticulait avec un formidable bruit de bielles rouillées.

— Nous arrêter ! s’exclamait-il. Parbleu ! Est-ce notre faute, si vous oubliez vos passagers comme un mouchoir de poche ? Vous vous arrangerez avec ceux-là. Nous aurions à parcourir un trop long chemin, s’il nous fallait aller chercher tout ce que vous avez oublié en cours de route, vos engagements, par exemple, que vous avez égarés un peu partout, aux Canaries, aux Açores, à Madère ! Nous les retrouverons à Londres ! ajouta-t-il d’une voix terrible, en frappant à tour de bras sur son carnet.

Thompson se leva, et quitta la table.

— Vous me parlez, monsieur, d’un ton qui ne saurait me convenir, dit-il en s’efforçant de prendre une attitude pleine de dignité. Souffrez donc que je brise là et que je me retire.

Que les injures eussent entamé l’épiderme de Thompson, cela en vérité était fort douteux. Sa peau, normale au demeurant, se faisait cuirasse pour ce genre de piqûres. Mais il avait jugé déplorable l’effet de cette algarade, au moment où la conciliation devenait le premier de ses besoins. Mieux valait laisser renaître le calme. Il reprendrait alors son œuvre de paix, et quelques bons dîners suffiraient à lui ramener ses souscripteurs.