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LA DEUXIÈME DENT DE L’ENGRENAGE.

qu’on en voulût à mon humble personne ? D’ailleurs, je suis convaincu que c’est le hasard qui a tout fait, et que vous auriez reçu le même accueil, si vous vous étiez risqué à ma place dans ce village de moricauds.

— Au fait, demanda Roger, qu’est-ce que c’est donc que cette colonie noire en plein pays de race blanche ?

— Une ancienne république de nègres marrons, répondit Robert. Aujourd’hui, l’esclavage étant aboli dans tout pays dépendant d’un gouvernement civilisé, cette république a perdu sa raison d’être. Mais les nègres ont des cerveaux obstinés, et les descendants persistent dans les mœurs des ancêtres. Ils continuent, terrés au fond de leurs cavernes sauvages, à vivre dans un isolement presque absolu, parfois sans se montrer dans les villes voisines pendant toute une année.

— Ils ne sont guère hospitaliers, observa Roger en riant. Que diable avez-vous pu leur faire pour les mettre ainsi en révolution ?

— Absolument rien, dit Robert. La révolution avait éclaté avant mon arrivée.

— Bah ! fit Roger. Pour quel motif ?

— Ils ne m’en ont pas fait confidence, mais je l’ai deviné aisément aux injures dont ils m’abreuvaient. Pour comprendre une pareille raison, il faut savoir que beaucoup de Canariens voient d’un très mauvais œil les étrangers arriver chez eux en plus grand nombre chaque année. Ils prétendent que tous ces malades laissent dans leurs îles plus ou moins de leurs maladies et finiront par en rendre le séjour mortel. Or, nos moricauds s’imaginaient que nous venions dans leur village dans le but d’y fonder un hôpital de lépreux et de phtisiques. De là, leur fureur.

— Un hôpital ! s’écria Roger. Comment une pareille idée a-t-elle pu naître dans leurs têtes crépues ?

— Quelqu’un la leur aura soufflée, répondit Robert, et vous pouvez vous représenter l’effet d’une pareille menace sur ces cervelles puériles imbues des préjugés locaux.