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L’AGENCE THOMPSON AND Co.

Leurs regards allaient de sa misérable personne à la masure en ruines qui servait de gîte à ce bizarre propriétaire. Celui-ci semblait jouir de l’étonnement de ses hôtes.

— Permettez-moi, dit-il, de me présenter moi-même à ces dames, puisque personne n’est là pour me rendre ce bon office. J’espère qu’elles voudront bien pardonner cette incorrection à don Manuel de Goyaz, leur très humble serviteur.

En vérité, sous ses haillons, le noble gueux ne laissait pas d’avoir grand air. Il avait débité sa tirade dans un style mi-hautain, mi-familier — excellent. Toutefois, sa politesse ne pouvait empêcher le bavardage de ses yeux. Hypnotisés par le couvert alléchant, ils allaient, ces yeux, des pâtés aux jambons, caressaient au passage les fioles tentatrices, et clamaient fort éloquemment la plainte d’un estomac affamé.

Alice eut pitié de son hôte malheureux. Charitablement, elle invita le senhor don Manuel de Goyaz à participer au déjeuner.

— Merci, senhora, j’accepte de grand cœur, répondit-il sans se faire prier. Et ne croyez pas, s’il vous plait, déjeuner en mauvaise compagnie. Cette apparence un peu fruste cache à vos yeux un « morgado » (seigneur), ainsi qu’on nous appelle ici, et vous voyez en moi l’un des plus riches propriétaires terrien de Madère.

Levant le regard indécis des touristes, don Manuel se mit à rire.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous vous demandez sans doute comment sont les autres ? Eh bien ! leurs habits ont encore plus de trous que mes habits, leurs maisons moins de pierres que ma quinta, voilà tout ! Bien n’est plus simple, vous le voyez.

Les yeux du morgado brillaient. Évidemment, le sujet lui était cher.

— Non, rien n’est plus simple, reprit-il, grâce aux lois stupides qui régissent ce pays. Nos terres, que nous ne pouvons pas cependant cultiver nous-mêmes, nos pères les ont louées par des baux que l’usage ici veut de très longue durée. Ce bail,