Page:Verne - L'Île à hélice, Hetzel, 1895.djvu/320

Cette page a été validée par deux contributeurs.
291
le tabou à tonga-tabou.

un quadrille échevelé aux inspirations du cavalier seul, tandis que le professeur de grâces et de maintien se voile la face devant de pareilles horreurs. Au plus fort de cette cacophonie, à laquelle se mêlent les flûtes nasales et les tambours sonores, la furie des danseurs atteint son maximum d’intensité, et l’on ne sait où cela se serait arrêté, s’il ne fût survenu un incident qui mit fin à cette chorégraphie infernale.

Un Tongien, — grand et fort gaillard, — émerveillé des sons que tire le violoncelliste de son instrument, vient de se précipiter sur le violoncelle, l’arrache, l’emporte et s’enfuit, criant :

« Tabou… tabou !… »

Ce violoncelle est taboué ! On ne peut plus y toucher sans sacrilège ! Les grands-prêtres, le roi Georges, les dignitaires de sa cour, toute la population de l’île se soulèverait, si l’on violait cette coutume sacrée…

Sébastien Zorn ne l’entend pas ainsi. Il tient à ce chef-d’œuvre de Gand et Benardel. Aussi le voilà-t-il qui se lance sur les traces du voleur. À l’instant ses camarades se jettent à sa suite. Les indigènes s’en mêlent. De là, débandade générale.

Mais le Tongien détale avec une telle rapidité qu’il faut renoncer à le rejoindre. En quelques minutes, il est loin… très loin !

Sébastien Zorn et les autres, n’en pouvant plus, reviennent retrouver Calistus Munbar qui, lui, est resté époumoné. Dire que le violoncelliste est dans un état d’indescriptible fureur, ce ne serait pas suffisant. Il écume, il suffoque ! Taboué ou non, qu’on lui rende son instrument ! Dût Standard-Island déclarer la guerre à Tonga-Tabou, — et n’a-t-on pas vu des guerres éclater pour des motifs moins sérieux ? — le violoncelle doit être restitué à son propriétaire.

Très heureusement les autorités de l’île sont intervenues dans l’affaire. Une heure plus tard, on a pu saisir l’indigène, et l’obliger à rapporter l’instrument. Cette restitution ne s’est pas effectuée sans peine, et le moment n’était pas éloigné où l’ultimatum du gouverneur Cyrus Bikerstaff allait, à propos d’une question de tabou, soulever peut-être les passions religieuses de tout l’archipel.