Page:Verne - L'Île à hélice, Hetzel, 1895.djvu/27

Cette page a été validée par deux contributeurs.
14
l’île à hélice


II

PUISSANCE D’UNE SONATE CACOPHONIQUE

D’aller la nuit, à pied, sur une route que l’on ne connaît pas, au sein d’une contrée presque déserte, où les malfaiteurs sont généralement moins rares que les voyageurs, cela ne laisse pas d’être quelque peu inquiétant. Telle est la situation faite au quatuor. Les Français sont braves, c’est entendu, et ceux-ci le sont autant que possible. Mais, entre la bravoure et la témérité, il existe une limite que la saine raison ne doit pas franchir. Après tout, si le rail-road n’avait pas rencontré une plaine inondée par les crues, si le coach n’avait pas versé à cinq milles de Freschal, nos instrumentistes n’auraient pas été dans l’obligation de s’aventurer nuitamment sur ce chemin suspect. Espérons, d’ailleurs, qu’il ne leur arrivera rien de fâcheux.

Il est environ huit heures, lorsque Sébastien Zorn et ses compagnons prennent direction vers le littoral, suivant les indications du conducteur. N’ayant que des étuis à violon en cuir, légers et peu encombrants, les violonistes auraient eu mauvaise grâce à se plaindre. Aussi ne se plaignent-ils point, ni le sage Frascolin, ni le joyeux Pinchinat, ni l’idéaliste Yvernès. Mais le violoncelliste avec sa boîte à violoncelle, — une sorte d’armoire attachée sur son dos ! On comprend, étant donné son caractère, qu’il trouve là matière à se mettre en rage. De là, grognements et geignements, qui s’exhalent sous la forme onomatopique des ah ! des oh ! des ouf !

L’obscurité est déjà profonde. Des nuages épais chassent à travers l’espace, se trouant parfois d’étroites déchirures, parmi lesquelles