Combien il est heureux que nous ayons opéré, il y a de cela bien des années, le périple de ce continent ! Aujourd’hui, nous n’aurions plus le même courage… Et, d’ailleurs, le capitaine Morris est mort, qui conduisait l’expédition, — et morte aussi de vétusté, la Virginia qui nous portait.
Au début de notre séjour, quelques-uns d’entre nous avaient entrepris de se bâtir des maisons. Ces constructions inachevées tombent en ruines, à présent. Nous dormons tous à même la terre, en toutes saisons.
Depuis longtemps il ne reste plus rien des vêtements qui nous couvraient. Pendant quelques années, on s’est ingénié à les remplacer par des algues tissées d’une façon d’abord ingénieuse, puis plus grossière. Ensuite on s’est lassé de cet effort, que la douceur du climat rend superflu : nous vivons nus, comme ceux que nous appelions des sauvages.
Manger, manger, c’est notre but perpétuel, notre préoccupation exclusive.
Cependant il subsiste encore quelques restes de nos anciennes idées et de nos anciens sentiments. Mon fils Jean, homme mûr maintenant et grand-père, n’a pas perdu tout sentiment affectif, et mon ex-chauffeur, Modeste Simonat, conserve une vague souvenance que je fus le maître jadis.
Mais avec eux, avec nous, ces traces légères des hommes que nous fûmes — car nous ne sommes plus des hommes, en vérité — vont disparaître à jamais. Ceux de l’avenir,